Nous poursuivons la publication de l�article de Bruno Bagni, professeur agr�g� d'histoire � Toulon initialement publi� dans la revue �tudes Corses n�49, et publi�e par l'ACSH, Archives D�partementales de Haute Corse, 20405 Bastia cedex.
2 - L'OFFRE DU BR�SIL
Le 16 janvier 1921, Aristide Briand est nomm� Pr�sident du Conseil. Il prend tr�s vite la mesure du probl�me: la question des r�fugi�s russes devient l'une de ses priorit�s. Le 19 janvier, soit trois jours apr�s son arriv�e au pouvoir, il lance un appel � tous les pays du monde pour qu'ils accueillent leur part de r�fugi�s de Crim�e. La r�ponse � cet appel est un assourdissant silence: au sortir de la Grande Guerre, les gouvernements ont bien assez de soucis pour s'encombrer en plus de r�fugi�s russes.
C'est finalement au bout d'un mois qu'arrive du Br�sil la divine surprise: l'�tat de Sao Paulo se d�clare pr�t � recevoir 10.000 laboureurs et ouvriers agricoles Russes; il donnera des terres � coloniser et �tudiera ensuite la possibilit� d'accueillir � nouveau 10.000 r�fugi�s.
Imm�diatement, des instructions sont donn�es aux autorit�s militaires fran�aises pour recenser au plus t�t les candidats. Celles-ci s'adressent � leur interm�diaire oblig�: l'�tat-major de Wrangel. Celui-ci promet de faire proc�der aux recherches. Mais les officiers russes ne font gu�re preuve de z�le dans la recherche des volontaires. Wrangel et son �tat-major cherchent en fait � n�gocier directement avec la Serbie, la Bulgarie, la Tch�coslovaquie et la Hongrie pour que ces pays acceptent des contingents qui garderaient un statut militaire, afin d'�tre pr�ts � reprendre la lutte � la premi�re occasion favorable. Un d�part massif de r�fugi�s pour le Br�sil ruinerait ce plan.
De fait, au bout d'un mois, le g�n�ral Charpy, commandant du Corps d'Occupation de Constantinople, doit dresser un bilan de semi-�chec: " Malgr� propagande faite nombre des r�fugi�s russes acceptant aller Br�sil ne d�passe pas actuellement 2000 "; au fil de ses lettres et t�l�grammes, il ne d�col�re pas contre Wrangel, qui " s'oppose de tout son pouvoir au d�part de ses compatriotes s'obstinant � vouloir envers et contre tout conserver l'arm�e intacte et r�sistant � toute tentative qui aurait pour r�sultat de la dissocier ou seulement de l'affaiblir".
Si les volontaires ne se bousculent pas, c'est que les ordres des autorit�s fran�aises sont "sournoisement entrav�s" par une "action retardatrice" qui "se transforme peu � peu en opposition manifeste et arrogante". Prenons un exemple: le camp de r�fugi�s de Tchilinguir. Les autorit�s russes n'y ont recens� qu'une poign�e de volontaires; il est vrai qu'elles n'ont pos� la question qu'aux r�fugi�s �g�s de moins de 15 ans ou de plus de 50 ans... �tant donn� que la Russie est en guerre, que chaque Russe doit le service de 15 � 50 ans, tout volontaire pour le d�part au Br�sil entrant dans ce cadre est logiquement un d�serteur. Le commandant fran�ais du camp d�cide alors de dresser lui-m�me la liste des volontaires, sans conditions d'�ge, en utilisant les services d'un officier russe comme interpr�te: il arrive tr�s vite � 800 noms. Cons�quence imm�diate: l'interpr�te russe est menac� d'arrestation, et les inscrits sont l'objet de brimades de la part des autres r�fugi�s et des officiers.
Wrangel proteste de sa bonne foi et temporise, en expliquant qu'il "ne peut engager ses soldats � partir pour le Br�sil [...] sans qu'ils connaissent exactement quel sort les attend", qu'il a donc besoin de "renseignements compl�mentaires sur les offres du Br�sil". En fait, sa strat�gie pour torpiller le d�part vers Sao Paulo se d�roule en deux temps. Tout d'abord, l'�tat-major russe fait r�guli�rement courir des rumeurs de d�part prochain de l'arm�e pour la Serbie ou la Bulgarie, pays slaves et orthodoxes id�alis�s par les r�fugi�s, ce qui a pour effet de dissuader les h�sitants. Ensuite, le Br�sil est d�crit comme une terre d'�pouvante, infest�e de maladies tropicales, o� les Russes deviendront des esclaves blancs sous le fouet des planteurs; � Lemnos, par exemple, on raconte que c'est "un pays torride o�, s�rement, les Russes seraient employ�s � des travaux p�nibles dans les mines"; quant aux soldats de Gallipoli, on leur dit de "ne pas aller � Sao Paulo, car, l�-bas, il n'y a que des Juifs et les Russes seront trait�s en esclaves".
Au mois de mars, le commandement russe fait placarder dans tous les camps une affiche significative de cette strat�gie de d�sinformation: "[...] Nous savons que partout au Br�sil on cultive des produits inconnus en Russie: sucre, caf�. De plus, les travaux de la terre ne sont pas comme les n�tres et se font m�me sans charrue. Les travaux se font dans des conditions n�fastes, dans des bas-fonds de marais nuisibles � la sant�. Le gouvernement du Br�sil ne donne pas gratuitement la terre aux �migr�s, et apr�s six ann�es de travaux, r�clame le paiement au prix qu'il lui pla�t. Pour leur m�nage les �migr�s ne re�oivent absolument rien, except� une pelle et une pioche. Les �migr�s du Br�sil deviennent des vagabonds sans terre et sans espoir de sortir de cet esclavage blanc [...]. Un sp�cialiste de ces questions [...] dit que les �migr�s au Br�sil deviennent des m�cr�ants sans terre et sans m�nage [...]". Au d�but du mois d'avril, l'ambassadeur de France � Rio-de-Janeiro signale que la presse locale commence � s'�mouvoir des termes "d�sobligeants" qu'emploie Wrangel dans ses d�clarations.
Le Baron n'est toutefois pas seul responsable du manque de candidats. La plupart des r�fugi�s sont incapables de situer le Br�sil sur une carte. D'autre part, l'offre de Sao Paulo est plut�t vague; qui peut prendre un engagement mettant en jeu son avenir et celui de sa famille sur la foi d'un t�l�gramme de 3 lignes? � Lemnos, le commandant fran�ais du camp signale que les Cosaques " demandent non sans raison un peu plus de pr�cisions sur les conditions de vie l�-bas, le genre de travail � effectuer, etc.". Faute d'informations nouvelles venues du Br�sil, les autorit�s fran�aises de Constantinople sont bien en peine d'apporter la moindre pr�cision.
C'est seulement le 29 avril que l'on prend connaissance des conditions offertes par Sao Paulo: "[...] L'administration de l'�tat ne donne plus de lots de terre � coloniser; tous les �migr�s seraient employ�s comme ouvriers dans les plantations aux conditions suivantes: une maison avec un petit terrain, instruments culture pour �migr� et sa famille; approvisionnement d'eau et de bois; 150 milreis pour entretien annuel de 1000 pieds de caf� [...]; 3 milreis par jour pour les travaux autres que l'entretien des caf�iers et demand�s par le propri�taire [...]. En aucun cas, les �migr�s ne doivent compter sur le rapatriement [...]". Voil� qui est fort diff�rent de l'offre initiale: il n'est plus question ici de terres � coloniser, mais de places d'ouvriers agricoles sur les plantations. Mais au moins, la situation est d�sormais beaucoup plus claire. Des volontaires se d�sistent, mais ils sont largement remplac�s par de nouveaux candidats.
Parall�lement, les Fran�ais ont trouv� dans la gestion de cette affaire un alli� en la personne du Prince Lvov. L'ancien chef du gouvernement provisoire, qui se trouve en exil � Paris, est un ennemi de Wrangel en qui il voit un Bonaparte en qu�te de 18 brumaire. Il est alors pr�sident de l'Union des Villes et Zemstvos, puissante association russe ayant des repr�sentants � Constantinople. Voyant l� une occasion d'affaiblir Wrangel tout en portant secours � ses compatriotes, il propose au Quai d'Orsay sa collaboration pour organiser le d�part des r�fugi�s. Briand saute �videmment sur l'occasion, et d�sormais l'Union de Lvov se charge de la propagande qu'avait refus� de faire Wrangel.
D'autre part, constatant que le maintien de l'autorit� de Wrangel et de la fiction de l'existence de l'Arm�e Russe avait plus d'inconv�nients que d'avantages, le gouvernement fran�ais s'est d�cid� � taper du poing sur la table, � la grande joie du g�n�ral Charpy qui demandait cela depuis longtemps. Convoqu� par le haut-commissaire de France, Wrangel s'entend dire que " le gouvernement a d�cid� de supprimer � bref d�lai tout cr�dit pour l'entretien des r�fugi�s russes"; en cons�quence, les r�fugi�s doivent choisir " entre les 3 alternatives ci-apr�s:
1. rentrer en Russie sovi�tique;
2. se rendre au Br�sil;
3. subvenir eux-m�mes � leur entretien.
Dans la foul�e, des affiches sont appos�es dans tous les camps de r�fugi�s, sous la protection de tirailleurs qui emp�chent les lac�rations et l'intimidation des lecteurs par leurs officiers. L'offre du Br�sil y est pr�sent�e de la fa�on la plus rassurante possible; on y explique, entre autres, qu'il s'agit d'un pays civilis�, au climat sain et favorable aux cultures, dont les lois assurent la libert� et la dignit� de tout individu r�sidant sur le territoire; l'affiche pr�cise: "Si cette garantie n'existait pas, le gouvernement fran�ais n'aurait pas consenti au transport des r�fugi�s russes au Br�sil [...]. Les bruits qui circulent au sujet du sort r�serv� aux r�fugi�s qui seraient transform�s en esclaves blancs sont donc faux et tendancieux".
Voil� qui a le m�rite d'�tre clair, mais qui est pour le moins maladroit. Trouver du travail � Constantinople est quasi-impossible: la ville est surcharg�e de r�fugi�s; ne parlons m�me pas de Lemnos et Gallipoli. Le choix se limite en fait entre partir au Br�sil ou retourner en Russie, avec le risque d'y �tre accueilli par la Tch�ka. Surtout, il s'agit d'un bluff: le gouvernement fran�ais, depuis d�cembre 1920, agite tous les mois la menace de stopper le ravitaillement pour inciter les r�fugi�s � trouver un d�bouch� par eux-m�mes. Sur place, les autorit�s fran�aises militaires, navales et diplomatiques ont pr�venu le gouvernement que ce serait folie pure: peut-on envisager de laisser 20.000 r�fugi�s sans nourriture sur l'�le d�sertique de Lemnos? Les autorit�s militaires russes ne sont pas dupes et jouent sur ce point faible.
� la fin du mois d'avril, l'attitude de Wrangel para�t changer radicalement, au grand �tonnement du haut-commissariat de France, qui t�l�graphie au Quai d'Orsay que " le G�n�ral a donn� lui-m�me l'ordre de dresser dans les camps des listes de volontaires pour l'Am�rique du Sud". Toutefois, il appara�t tr�s vite que tout cela n'est que poudre aux yeux. Le 26 avril a lieu une r�union orageuse entre Wrangel, le G�n�ral Charpy, l'Amiral de Bon et un repr�sentant du Haut-Commissaire de France, o� il est demand� au Baron s'il est pr�t � utiliser son "influence" pour h�ter la dispersion des r�fugi�s. Wrangel d�clare son intention d'apporter une collaboration loyale. Sautant sur l'occasion, les Fran�ais lui demandent, comme preuve de sa sinc�rit�, de r�futer les rumeurs qui entravent les d�parts pour le Br�sil; le G�n�ral refuse, " pr�tendant observer � ce sujet [une] neutralit� enti�re ". Ce refus, ajout� � d'autres au cours de la r�union, fait dire � l'Amiral de Bon, pourtant tr�s russophile, que dans ces conditions toute collaboration est impossible.
Malgr� cela, le 27 avril, 6500 Russes se sont d�clar�s pr�ts � partir en Am�rique du Sud. A ceux-ci doivent s'ajouter 500 volontaires recrut�s dans les camps de Bizerte. C'est bien peu puisque le Br�sil offrait 10.000 places, mais c'est mieux que rien pour les autorit�s fran�aises qui chaque jour comptent l'argent que leur co�tent ces r�fugi�s.
Reste � savoir comment transporter tous ces gens en Am�rique du Sud. Il est impossible de les faire tous partir sur un seul navire. Il est donc d�cid� qu'un premier contingent de 3000 Russes serait envoy� au plus t�t, suivi un peu plus tard par le reliquat. Utiliser un des navires de la flotte russe que Wrangel a remis � la France ferait coup double: une fois le navire arriv� en m�tropole, on pourrait le revendre � un prix bien sup�rieur � celui qu'on obtiendrait � Constantinople. 2500 R�fugi�s seraient transbord�s d�s l'arriv�e � Toulon sur un autre navire qui partira aussit�t pour Rio; les autres resteraient � bord en rade de Toulon ou de Hy�res en attendant d'embarquer sur le "Cassel", venant de Tunisie avec les 500 volontaires de Bizerte. Tr�s bien, mais quel bateau va-t-on utiliser ? Pourquoi pas le "Rion" ? C'est un gros paquebot � vapeur, jaugeant 7800 tonneaux, mesurant 155 m�tres de long sur 17 m�tres de large, coiff� de 3 chemin�es. Six ann�es de guerre lui ont fait perdre son lustre d'antan; il a �t� repeint avec un go�t discutable en gris. Pas de probl�me pour la contenance: lors de l'�vacuation de la Crim�e, il est arriv� dans le Bosphore avec 8440 r�fugi�s � bord qui, admettons-le, devaient �tre un peu serr�s. Personne ne semble s'inqui�ter du fait qu'il soit arriv� � la remorque... Depuis novembre 1920, le "Rion" est ancr� � Constantinople o� il sert � la fois de logement pour 2000 r�fugi�s et de prison flottante pour l'arm�e Wrangel. Le navire �tant devenu la propri�t� du secr�tariat d'Etat aux Transports Maritimes, il bat pavillon fran�ais tout en gardant son �quipage russe.
Le 24 avril commence l'embarquement. Avant de monter, chaque �migrant doit signer une d�claration attestant de sa qualit� de travailleur de la terre. Le "Rion" appareille le 26; il fait escale � Gallipoli, puis Lemnos afin de charger d'autres �migrants.
L'embarquement � Gallipoli se fait dans une atmosph�re de tension extr�me. Le G�n�ral Kouti�poff, commandant russe du camp, avait annonc� qu'il n'y avait que 740 volontaires; il s'�tait bien gard� d'�tablir une liste; les Fran�ais esp�raient quant � eux 1000 � 1200 candidats. Or, en quelques heures, ce sont plus de 1900 Russes qui s'embarquent. Une fois le bateau parti, le g�n�ral russe fait para�tre un ordre du jour vengeur o� il est �crit que " l'�migration de certaines personnes au Br�sil [...] est profitable � notre arm�e puisqu'elle la d�barrasse d'une foule de gens pusillanimes et inutiles ".
Les estimations du nombre total de passagers sont variables. Presque toutes les sources donnent le chiffre de 3422 r�fugi�s russes embarqu�s; un document du Corps d'Occupation de Constantinople parle de 3435 personnes; ce dernier a l'int�r�t de pr�ciser la r�partition d'origine: 1913 soldats de l'arm�e r�guli�re ont embarqu� � Gallipoli, 1029 Cosaques � Lemnos, et 493 r�fugi�s divers venant des camps de la r�gion de Constantinople (dont un groupe de 33 Kalmouks); le commandant d'armes fran�ais du navire estime quant � lui qu'il y a 3450 r�fugi�s, dont 90 femmes et 120 enfants de moins de quinze ans. Si l'on compte l'�quipage, compos� de 138 hommes et officiers accompagn�s de 58 personnes de leurs familles, 17 soldats fran�ais rapatri�s et un groupe de 52 orphelins russes qui part pour la France, il y a plus de 3700 personnes � bord. Il est pr�vu que le "Rion" atteindra Toulon le 10 mai.
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