Il y a les oies, la beaut� du maquis, l�efficacit� du Raid. Il y a surtout une traque racont�e comme une chanson de geste. Mais, au-del� du succ�s policier, il y a des interrogations qui font de l�arrestation d�Yvan Colonna une histoire plus trouble qu�il n�y para�t. Marie-France Etchegoin a explor� les zones d�ombre du r�cit policier dans le Nouvel Obs. Une belle plume, quelques inexactitudes mais dans le d�tail, des suppositions os�es sur les tractations. Nous ne r�sistons pas au plaisir de publier cet article.
C�est un �pisode qui agace au plus haut point Nicolas Sarkozy. Une historiette typiquement corse qui est venue � � peine � �corner la grande histoire de l�arrestation d�Yvan Colonna: Antoine Sollacaro, l�un des avocats du fugitif, a bu un Perrier il y a un peu plus d�un mois avec Bernard Squarcini, le num�ro deux des Renseignements g�n�raux, l�un des policiers qui coordonne depuis des mois, voire des ann�es, les recherches engag�es contre l�assassin pr�sum� du pr�fet Erignac, et l�un des conseillers de Nicolas Sarkozy pour la Corse). La rencontre a eu lieu en plein proc�s du �commando Erignac� et au moment o�, selon les dires du ministre lui-m�me, l��tau �tait en train de se resserrer autour de Colonna. D�sormais, cet �trange �pisode est comme un petit caillou dans une chaussure. Une tache sur une aventure polici�re qui se veut exemplaire? C�est un �non-�v�nement�, tranche le minist�re de l�Int�rieur, qui a magistralement orchestr� ce qui ressemble d�j� � une chanson de geste. La l�gende de �Nicolas� contre �Yvan�. Tous les ingr�dients de l��pop�e, entre tradition et modernit�, sont r�unis.
Il y a d�abord les oies qui ont failli. Les oies qui, comme celles du Capitole dans la Rome antique, auraient d� siffler et cacarder pour pr�venir du danger. Il est 5 heures du matin, ce vendredi 4 juillet, et le jour commence � peine � se lever sur les pentes du Monte Barbato. De l�, Yvan Colonna a une vue � couper le souffle sur la mer en contrebas et sur le maquis qui s��tend tout autour. Au loin, il y a la station baln�aire de Propriano et d�j� la foule des juillettistes. Ici, au lieudit Margaritaghia, il n�y a qu�une bergerie de pierre, perdue au bout d�un chemin de terre sinueux et caboss�. Et puis une antenne satellite sur le toit pour la t�l�vision, parce qu�on n�est plus � l��poque des bandits d�honneur. M�me si dehors veillent comme autrefois deux chiens, un paon et les oies. Des animaux qui se manifestent bruyamment � la moindre alerte. Sans doute sur ce promontoire avec vue imprenable, d�fendu par ses bestiaux et inform� gr�ce � sa parabole, Yvan Colonna pense que rien ne peut lui �chapper� Il croit qu�il peut tout voir. Il semble ignorer qu�il est observ�. � quelques pas de l�, cach�s dans des �anfractuosit�s�, dissimul�s dans des buissons, des policiers du Raid scrutent le moindre bruit, le moindre de ces gestes.
� Paris, un autre homme est lui aussi quasiment �en planque�. Nicolas Sarkozy, pendu au t�l�phone, suit presque en temps r�el ce qui se joue sur les hauteurs de Margaritaghia� Sarkozy, Colonna. Dans quelques heures, le premier va annoncer au pays que le deuxi�me est en �tat d�arrestation. Son euphorie sera intense mais de courte dur�e. Victoire polici�re le vendredi, �chec politique le dimanche. La Corse a vot� non au r�f�rendum (voir l�article d�Herv� Algalarrondo). Maintenant, Yvan Colonna, le berger aux semelles de vent, est � l�isolement, � la prison de la Sant�. Et Nicolas Sarkozy est peut-�tre lui aussi face � un mur. La prise de �l�homme le plus recherch� de France� n�a pas eu l�effet escompt� sur le scrutin insulaire. Pis, d�s dimanche, les premi�res bombes ont saut�. �Gloria a t�, Yvan�, disaient les slogans inscrits sur les ruines fumantes. La col�re des nationalistes, un peu plus ulc�r�s par les lourdes peines requises contre les pr�sum�s comparses du berger, gronde (voir l�article de St�phane Arteta). L�arrestation de Colonna devait signer le triomphe du ministre de l�Int�rieur. Et si elle �tait le d�but de ses ennuis dans l��le?
Samedi dernier pourtant, lors de sa conf�rence de presse Place-Beauvau, Nicolas Sarkozy ne cache pas sa joie. Entour� d�un impressionnant ar�opage compos� des sept principaux responsables policiers, de la PJ aux RG en passant par la DST, le ministre parle parfois comme un commissaire ravi de narrer les hauts faits de ses hommes. Il pointe un d�tail �crucial�, ajoute une anecdote. Il veut c�l�brer la fin heureuse de cette enqu�te sans pr�c�dent, louanger cette police unie et efficace qu�il a su, dit-il, remettre en �tat de marche. Et couper court � la pol�mique naissante sur la stup�fiante co�ncidence des dates: quatre ans de cavale prenant fin � deux jours du r�f�rendum! Rarement la police aura communiqu� si vite et si fort. � ce jour, Yvan Colonna n�a pas racont� les conditions de sa fuite et de son arrestation. Et il faut se contenter de ce qu�ont bien voulu en dire ceux qui l�ont poursuivi.
Il est donc 5 heures du matin ce vendredi 4 juillet et les oies sont rest�es silencieuses. Au grand soulagement des policiers du Raid, qui se sont positionn�s � contrevent pour ne pas �tre rep�r�s par les animaux de la bergerie. Et si le vent tournait? L�homme qui a dormi dans la maisonnette n�est pas encore sorti. Mais le tintement de casseroles indique qu�il est bien � l�int�rieur. Est-ce vraiment Yvan Colonna? Quelques jours plus t�t, le 29 juin, dix policiers qui surveillent d�j� la bergerie de loin ont pris une photo de son occupant. Un quadrag�naire, moustachu, cheveux longs, torse nu, costaud. Le clich� a �t� analys�, expertis� et envoy� � Nicolas Sarkozy, qui ne s�en s�pare plus. La ressemblance avec Colonna est frappante� Alors, aux alentours de la bergerie, le dispositif de surveillance se renforce. D�autres hommes du Raid d�barquent discr�tement au fil des jours. Deux femmes aussi. Ils s�approchent de la �cible� d�guis�s en tenue de randonneurs.
Ce 4 juillet, ils sont une trentaine, r�partis par groupes de deux et le moindre craquement de branche peut les trahir... Soudain, l�homme de la bergerie lance quelques mots, en corse, � son troupeau. Christian Lambert, le chef du Raid, et son adjoint Jean-Louis Fiamenghi, qui sont aussi sur place, sont maintenant presque certains qu�ils ne sont pas tromp�s: ils ont fait la liste de toutes les habitudes du fugitif, m�me des plus anodines. On leur a dit que l�assassin pr�sum� du pr�fet Erignac parlait avec ses ch�vres.
� 7h20, le c�ur des policiers bat un peu plus fort: leur homme est sorti pour donner � manger � ses b�tes. Plus de doute, c�est bien Colonna. Dix minutes plus tard, il rentre � nouveau dans la bergerie pour le reste de la matin�e. Que fait-il? Feuillette-t-il les journaux qui lui ont �t� r�guli�rement apport�s dans son refuge? S�int�resse-t-il aux comptes rendus du proc�s du commando Erignac? La veille, la veuve du pr�fet et ses enfants sont venus dire leur incompr�hension face au silence des accus�s et � l�absence du tireur pr�sum�... Ou bien le berger reste-t-il � l�abri parce qu�il se m�fie?
� 12h30, la porte de la bergerie s�ouvre. Yvan Colonna sort avec un sac � dos et s�engage dans le maquis. Les policiers de l�unit� d��lite le laissent partir. Ils prennent le risque incroyable de le perdre. Ils sont, ont-ils expliqu� plus tard, � 30 m�tres de lui. Trente petits m�tres. Mais trente m�tres de trop, qui laisseraient � Colonna le temps de les apercevoir s�ils se mettaient � sa poursuite. En quelques enjamb�es, il les s�merait dans le labyrinthe du maquis et ne reviendrait plus. Et les policiers commencent une �tonnante attente. De longues heures. Sous la canicule. Alors que �l�ennemi public num�ro un� a enfil� un treillis, pris son barda et s�enfonce dans les buissons! Alors qu�ils savent qu�il a l�habitude de changer de cachette tous les quinze jours! Mais � 19h15, l�homme qui parle aux ch�vres revient par un sentier. Cette fois, il passe pr�s de deux policiers qui sont assez proches pour lui sauter dessus. Il se d�bat, demande ce qu�on lui veut. Christian Lambert, le chef du Raid, qui s�est pr�cipit�, lui lance alors cette phrase d�anthologie: �Allez, arr�te, on t�a reconnu!�
Yvan Colonna, le fuyard que l�on avait cherch� aux quatre coins de la plan�te, �tait donc tout simplement au milieu des ch�vres. Dans le droit-fil des �bandits� corses du XIX si�cle, en plein dans la mythologie du maquis. Sacrifiant tout juste � la modernit� avec son antenne satellite. Et donnant raison aux policiers qui privil�giaient depuis longtemps la �piste environnementale�. Bernard Squarcini, le num�ro deux des RG, un Corse qui a les pieds sur terre, �tait de ceux-l�. On faisait fausse route, disait-il, en cherchant en priorit� les soutiens du fugitif, chez les militants nationalistes ou dans les milieux du banditisme. Il fallait se mettre � la place du fuyard, comprendre qu�il reviendrait �aux sources�. Colonna est berger jusqu�aux bouts des ongles. Et un berger, tel un poisson tomb� de son bocal, a du mal � survivre hors de son �milieu naturel�. Encore plus s�il est recherch� par toutes les polices. �Si vous avez tu� un homme, �crivait Prosper M�rim�e dans "Mateo Falcone", allez dans le maquis [�], les bergers vous donnent du lait, du fromage, des ch�taignes et vous n�aurez rien � craindre de la justice.�
Aujourd�hui, les policiers pensent que Colonna s�est cach� dans plus d�un bercail. Ils parlent du �r�seau des bergeries�. Solidarit� des gardiens de troupeaux, confr�rie des pastoureaux! Po�sie de la Place-Beauvau. L�image d��pinal ne r�sistera peut-�tre pas compl�tement � la suite de l�enqu�te. Certes, Fr�d�ric Paoli, le propri�taire de la bergerie de Margaritaghia, qui a lui aussi �t� arr�t�, n�est pas connu pour son engagement nationaliste. Ce serait le responsable d�un camping de Propriano, Andr� Colonna d�Istria (lui aussi interpell� le week-end dernier) qui lui aurait amen� �Yvan�. Lequel n�a pas de lien de parent� avec �Andr�. Mais ce dernier serait un militant nationaliste. Il y a fort � parier que le �r�seau Colonna� n��tait pas seulement �pastoral�. Les enqu�teurs estiment qu�une quinzaine de personnes ont apport� une �aide logistique� � Yvan Colonna. Ils soup�onnent son beau-fr�re, Claude Serreri, plac� en garde � vue.
Que connaissaient les autres membres de la famille de la cavale du berger? Le 2 juillet, appel�s � t�moigner au proc�s du �commando Erignac�, ils ont affirm� qu�ils n�avaient aucune nouvelle de lui depuis 1999. Les enqu�teurs n�y ont jamais vraiment cru. �Ses proches ne paraissaient pas suffisamment inquiets, explique un responsable policier, pour �tre dans l�incertitude absolue depuis tout ce temps. Nous avons donc cherch� ceux qui faisaient les interm�diaires, pour le courrier notamment.� La �plaque tournante� de ce r�seau de messagers se trouverait � Ajaccio. C�est en tirant les fils de ce �syst�me de liaison�, dit Claude Gu�ant, le directeur de cabinet du ministre de l�Int�rieur, que le Raid est arriv� jusqu�aux pentes du Monte Barbato. Il �tait sur cette piste depuis le mois d�avril, suite � un �renseignement anonyme�. Tout en ayant recens� depuis septembre pr�s de 220 bergeries! Interrog� sur le timing de l�enqu�te (n��tait-il pas possible d�interpeller Colonna plus t�t?), Nicolas Sarkozy a r�pondu: �Il y a eu d�blocage il y a cinq ou six mois, une acc�l�ration il y a un mois, et c�est devenu tr�s chaud le 29 juin.�
� l��couter surtout, il y aurait un avant et un apr�s-Sarkozy. Avant lui, c�est le chaos, la guerre des polices et des ego! Roger Marion, l�ancien num�ro deux de la PJ, qui a dirig� entre 1990 et 1999 la Division nationale antiterroriste (Dnat), cristallise tous les conflits. Il est � couteaux tir�s avec le SRPJ d�Ajaccio, avec les Renseignements g�n�raux. L�affrontement tourne au psychodrame en mai 1999: alors que Colonna est mis en cause par les membres du commando Erignac qui viennent d��tre arr�t�s, il parvient � s��chapper, parce que les policiers laissent passer trop de temps avant d�essayer de l�interpeller. Par la suite, pour rattraper cette bavure, les investigations partent tous azimuts. Venezuela, Br�sil, Antilles, Madagascar, Loz�re ou Val-de-Marne. Corse aussi bien s�r. Mais le Raid est �cart� des recherches par Roger Marion au profit de la Dnat. En 2002, quand Nicolas Sarkozy s�installe Place-Beauvau, il r�organise tout le dispositif. Il remplace Marion. Il augmente les effectifs. Il met en place une �cellule� qui se r�unit tous les quinze jours pendant un an. Y participent, sous la f�rule de Claude Gu�ant, les responsables du Raid, des RG, de la DST, de la PJ qui ont baptis� entre eux cette �task force�: GRB, groupe de recherche du berger.
D�s son arriv�e, Nicolas Sarkozy insinue que ces pr�d�cesseurs n�ont pas fait le n�cessaire, oubliant un peu vite que huit membres du commando ont tout de m�me �t� arr�t�s sous Chev�nement. Quand il re�oit Mme Erignac, comme le faisait discr�tement avant lui Daniel Vaillant, il l�annonce haut et fort. La traque du berger est son obsession. Il lit et relit le dossier, sugg�re des directions de recherche, conna�t certains proc�s-verbaux par c�ur. Dans cet activisme, il faut voir le d�sir sinc�re de rendre justice � Claude Erignac et � sa famille, la volont� forcen�e de montrer que sa politique fond�e sur �le dialogue et le r�tablissement de l�ordre en Corse� est la bonne, et une habile strat�gie de communication� Cet investissement personnel l�autorise � revendiquer sa part de succ�s dans la spectaculaire arrestation. Mais l�oblige aussi en � assumer toutes les cons�quences. Y compris les interrogations sur le calendrier de l�arrestation, qu�il a balay� d�un revers de la main. Y compris la �bataille politique� qu�annoncent les d�fenseurs d�Yvan Colonna, Antoine Sollacaro et Pascal Garbarini. �Contrairement aux pr�venus du proc�s Erignac qui manquaient de charisme, dit un proche du berger, Yvan a l��toffe d�un mythe.� Voil� pourquoi Nicolas Sarkozy n�en a sans doute pas fini avec le berger de Carg�se. M.-F.E.
Marie-France Etchegoin
Dossier arrestation Colonna
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