Que faire de ceux qui retournent en France sur la "Provence"? Pour Briand, la r�ponse est toute trouv�e: ils retournent au point de d�part, c'est � dire Constantinople.
De prime abord, le gouvernement pr�voyait d'exp�dier directement la "Provence" � Constantinople. Mais, � la r�flexion, une autre solution se fait jour: les refoul�s seront transf�r�s � Marseille sur un b�timent plus gros, qui embarquera aussi la totalit� de l'�quipage du "Rion"; il fera ensuite escale � Ajaccio, o� il prendra tous les Russes qui n'ont pas trouv� de travail en Corse afin de les ramener � Constantinople. On trouve pour cela un gros vapeur, le "Burgeister von Melle". Le Ministre de l'Int�rieur signale que la Corse peut accueillir un millier de Russes, et qu'il faut en cons�quence en rapatrier 1400 en Turquie; il demande toutefois � �tre pr�venu quelques jours � l'avance afin d'avoir le temps de rappeler � Ajaccio ceux qui se trouvent � l'int�rieur de l'�le.
Le 12 septembre � 16 heures, le "Burgeister von Melle" appareille de Marseille et met le cap sur Ajaccio. D�s lors, une incroyable gabegie gouvernementale va provoquer une improvisation totale sur place. Le commandant de la Marine en Corse n'est averti que le 12 septembre de l'arriv�e du "Burgeister von Melle", alors que le navire est d�j� en mer. Celui-ci entre en rade le 13 � 11 heure. Quant au Gouverneur militaire de la Corse, personne n'a jug� utile de l'avertir, et il s'en plaint am�rement: "Je n'ai �t� pr�venu de ce d�part que quelques heures avant qu'il ne fut ex�cut�, par un coup de t�l�phone du Pr�fet de la Corse et un autre du Commandant de la Marine � Ajaccio. Je n'ai re�u � ce sujet aucune instruction de personne [...]. L'ordre d'embarquer a �t� envoy� para�t-il, t�l�graphiquement au Commandant de la Marine en Corse par le Sous-secr�taire d'�tat � la Marine Marchande et le bateau destin� � prendre les Russes serait entr� dans la rade d'Ajaccio presque en m�me temps que le t�l�gramme portant l'ordre d'embarquement, arrivait aux bureaux de la Marine". Il est d�s lors hors de question d'attendre que les Russes dispers�s dans l'�le soient rassembl�s: il faudra se contenter d'embarquer les 900 r�fugi�s qui se trouvent � la caserne Livrelli. Comme il fallait s'y attendre, le capitaine du navire r�clame une liste des passagers, que personne n'a �tabli faute de savoir que le b�timent arrivait; il faut donc remettre l'embarquement au lendemain.
La nouvelle du renvoi des Russes choque beaucoup d'Ajacciens, et La Nouvelle Corse s'en fait l'�cho: "Toutes les nations civilis�es sont actuellement prises de piti� vis-�-vis du malheureux peuple russe [...]. Le bruit court qu'on d�sire envoyer en Turquie ceux qui sont en Corse. Ce n'est pas le moment de songer � les transporter � Constantinople. Cette mesure serait vraiment cruelle. Tout le monde sait que dans cette ville, les r�fugi�s russes se trouvent livr�s � la plus affreuse mis�re et qu'affaiblis par les privations et les souffrances ils deviennent la proie des �pid�mies".
Cependant, ce n'est pas tant de retourner � Constantinople qui inqui�te le plus les r�fugi�s. Une rumeur s'est mise � courir parmi les Russes: "on veut nous renvoyer en Russie!". La rumeur para�t si convaincante que La Jeune Corse annonce le 16 septembre que la destination du navire est Odessa; le journal ajoute: "La perspective de retourner en Russie est, naturellement, loin d'�tre agr�able aux r�fugi�s. Ils ne craignent rien tant que ce retour". D�s que le bruit commence � circuler, la panique devient g�n�rale; tous les Russes qui avaient trouv� un travail sans contrat se pr�cipitent dans les bureaux de la main-d'�uvre pour faire r�gulariser leur situation; ceux qui n'ont pas d'emploi se mettent � en chercher fr�n�tiquement. L'arriv�e du navire dans le port pousse la crise � son paroxysme: dans la nuit du 14 au 15 septembre, 300 Russes font le mur de la caserne Livrelli et prennent le maquis. Le lendemain, toutes les polices et gendarmeries de la r�gion d'Ajaccio sont lanc�es � leur recherche pour les ramener au navire. T�che difficile, car il semble bien que beaucoup de fuyards aient �t� cach�s par la population, scandalis�e qu'on envoie ces braves gens � une mort certaine.
Tant bien que mal, le 14 au soir, les autorit�s sont arriv�es � faire embarquer sur le "Burgeister von Melle" les 650 Russes qui restaient � Livrelli, ainsi que les 50 qui ont couru moins vite que les gendarmes. Se croyant tir� d'affaire, le commandant Dollo donne l'ordre d'appareiller; mais voil� que l'�quipage refuse. La Jeune Corse nous explique pourquoi: "L'�quipage, compos� d'inscrits fran�ais, se refuse formellement � prendre le large, la plupart des Russes embarqu�s [...] �tant arm�s et craignant, d'un autre c�t�, d'�tre dirig�s vers la Russie. On leur a dit qu'ils seraient d�barqu�s � Constantinople, mais ils n'ajoutent pas foi � cette affirmation et pensent qu'on les envoie � Odessa. Dans ces conditions, l'�quipage fran�ais craint que, le navire �tant au large, les r�fugi�s se r�voltent et s'emparent du navire, qu'ils pourraient diriger, car il y a parmi les r�fugi�s d'anciens marins du "Rion". L'�quipage partirait si les r�fugi�s �taient d�sarm�s, et si une garde importante �tait plac�e � bord". Les gr�vistes ont l'appui du capitaine du navire, qui t�l�graphie � ses sup�rieurs pour demander " une garde de douze hommes arm�s et un officier". Le commandant de la Marine ne demanderait pas mieux que de les satisfaire; mais il ne peut que t�l�graphier au Minist�re: "Je suis dans l'impossibilit� de la fournir [...]. Pri�re faire donner ordres imm�diats par Ministre Guerre pour fournir garde en question". En attendant, il fait organiser des rondes autour du paquebot par une vedette pour �viter que les Russes ne s'�vadent � la nage.
Le 15 au soir, Dollo finit par obtenir du commandant que le navire appareille sans garde. Rassur�, le Capitaine de Fr�gate fait rentrer au port sa vedette � vapeur et �teindre ses feux. Or, au dernier moment, l'�quipage refuse � nouveau d'appareiller, et tout est remis en cause. Le temps de rallumer la chaudi�re de la vedette, 50 r�fugi�s ont plong� et gagn� le rivage � la nage.
Finalement, le 17 septembre au matin, la garde militaire demand�e embarque sur le navire qui peut enfin appareiller. Il ram�ne 1400 r�fugi�s sur les rives du Bosphore, qu'ilsesp�raient bien ne plus jamais voir. Il n'a pu embarquer en Corse que 650 Russes, alors qu'il aurait d� en prendre un millier selon les v�ux du gouvernement.
Une fois le bateau parti, La Jeune Corse, visiblement embarrass�e d'avoir contribu� � r�pandre la rumeur, croit utile de revenir sur les faits afin de faire oublier sa b�vue, avec plus ou moins d'adresse et de bonne foi: "Le gouvernement fran�ais a tenu � d�mentir les informations qui le pr�sentaient comme voulant envoyer les r�fugi�s russes � Odessa, ce qui les aurait plac�s entre les mains des bolchevistes, lesquels, comme on sait, pratiquent volontiers le syst�me du poteau. Nous n'avons jamais dout� des intentions du gouvernement fran�ais, et le d�barquement des r�fugi�s �tant annonc� pour Constantinople, il ne pouvait leur �tre donn� une destination plus lointaine, qui eut �t� inqui�tante pour les r�fugi�s. La v�rit� est que les r�fugi�s trouveront plus facilement du travail en Orient qu'ici [...]. La v�rit� est aussi [...] que les r�fugi�s qui sont partis ne semblaient pas avoir beaucoup de go�t pour les seuls travaux qu'on pouvait leur offrir ici, ceux de la campagne. Si ce n'est pas le go�t, c'�tait l'aptitude. Cela revenait au m�me. Et l'on ne pouvait garder � Ajaccio 700 r�fugi�s qui ayant le vivre et le couvert assur�s aux frais de l'�tat fran�ais, passaient leur temps � se tourner les doigts". Voil� une �l�gante fa�on de dire bon d�barras.
TOUT LE DOSSIER CORSE
|
|