Les Russes en Corse (7)
Dec 6, 2003
Au bout de quelques semaines pass�es � Ajaccio, tous les r�fugi�s ne sont plus unanimement enthousiasm�s � l'id�e de partir en Am�rique Latine. Le 27 juin, le Directeur des Services Agricoles remarque que "parmi ces Russes, un grand nombre pr�f�reraient rester plut�t que d'aller au Br�sil". Les repr�sentants de l'ambassade de Russie le constatent aussi, et estiment � 2000 ceux qui sont fermement d�cid�s � partir en Am�rique du Sud.

Le 17 mai, soit deux jours apr�s l'arriv�e du paquebot en Corse, l'ambassadeur de France � Rio de Janeiro annonce par t�l�gramme que le Pr�sident de la R�publique Br�silienne a lev� son opposition � la venue des 3422 Russes embarqu�s et des 500 qui se pr�paraient � le faire � Bizerte. Il reste cependant entendu que les Russes seront envoy�s en plusieurs �chelons: un premier convoi de 1000 personnes sera envoy� � Santos; lorsque ceux-ci auront tous �t� plac�s dans les plantations, un nouveau contingent de 1000 r�fugi�s sera envoy�, et ainsi de suite.

Le sous-secr�tariat d'�tat � la Marine Marchande ne disposant pas de navires pouvant transporter 1000 personnes � la fois � travers l'Atlantique, on trouve la solution de faire partir le premier contingent en deux fois, � quelques jours d'intervalle, sur deux vapeurs, l'"Aquitaine" et la "Provence".

En attendant que le premier navire arrive, on pr�pare � Ajaccio la liste du premier groupe de r�fugi�s destin�s � partir. Ceux-ci sont soigneusement �pouill�s et vaccin�s146. Et c'est sans doute avec un soupir de soulagement que le Secr�taire G�n�ral du Quai d'Orsay envoie � Rio le t�l�gramme suivant: "421 �migrants russes ont quitt� Ajaccio le 21 juin sur le vapeur "Aquitaine" � destination de Santos". Il y a � bord 329 c�libataires et 30 familles regroupant 92 personnes. Le 12 juillet, c'est au tour de la "Provence" de partir d'Ajaccio, charg�e de 654 r�fugi�s.

Cependant, la douche glac�e survient peu de temps apr�s. C'est par un t�l�gramme qu'Aristide Briand apprend que, sur les 421 passagers de l'"Aquitaine", 229 ont �t� reconnus par les Br�siliens totalement inaptes � l'agriculture. Le coup de gr�ce arrive dans la foul�e; lorsque la "Provence" arrive � quai, on n'y d�couvre que 400 agriculteurs. Les autres n'ont jamais touch� un outil agricole, et de surcro�t se refusent � tout travail. En tout, 618 r�fugi�s sur les 1075 embarqu�s doivent �tre, suivant le contrat sign�, renvoy�s en France aux frais de la R�publique. Finalement, apr�s nouvelles n�gociations, le Br�sil se laisse convaincre de reprendre 160 r�fugi�s; ce sont donc 458 Russes qui repartent du Br�sil le 17 ao�t � bord de la "Provence". On a peu de peine � imaginer l'humiliation qu'a d� ressentir Aristide Briand dans cette affaire, alors que le gouvernement fran�ais avait assur� aux Br�siliens que, gr�ce � une "s�lection tr�s rigoureuse", on n'avait embarqu� "que des ouvriers agricoles exp�riment�s". D�s le 19 juillet, l'ambassade br�silienne � Paris informe le gouvernement fran�ais qu'il faut "suspendre l'embarquement des nouveaux convois d'�migrants russes jusqu'� nouvel ordre", ce qui signifie, en termes diplomatiques, qu'il est hors de question pour les Br�siliens d'accueillir de nouveaux r�fugi�s. �chaud� par l'exp�rience, Aristide Briand n'insiste pas. Seuls 617 Russes ont pu s'installer � Sao Paulo, alors qu'on esp�rait y placer 10 � 20.000 r�fugi�s.

Comment expliquer un tel fiasco? Briand se pose la question, et il veut conna�tre les responsables, qu'il pense pouvoir trouver du c�t� de Constantinople. Apr�s l'arriv�e de l'"Aquitaine" au Br�sil, il t�l�graphie � son repr�sentant dans cette ville: "Un d�chet aussi consid�rable montre que les autorit�s fran�aises qui ont �t� charg�es de contr�ler le triage � Constantinople se sont acquitt�es de leur mission avec une l�g�ret� dont il r�sulte de s�rieux embarras et de lourdes d�penses pour le gouvernement fran�ais. Je vous prie d'instituer une enqu�te pour �tablir les responsabilit�s". Le malheureux haut-commissaire Pell� fait parvenir une r�ponse embarrass�e, selon laquelle le triage d�fectueux est d� � la campagne men�e contre l'�migration par l'�tat-major russe, qui a d�tourn� les meilleurs �l�ments; il �voque aussi la mauvaise volont� des Br�siliens qui auraient �t� tr�s difficiles car, Pell� en est persuad�, ce ne sont quasiment que des agriculteurs qui ont �t� embarqu�s; enfin il n'exclut pas une hypoth�se � laquelle personne n'avait encore pens�: "Un calcul des r�fugi�s russes qui, dans l'espoir d'�tre renvoy�s en France, auraient m�me ni� leurs capacit�s d'agriculteurs apr�s l'avoir d�clar�e ici". Le G�n�ral Charpy r�dige lui aussi un rapport o� il soutient les m�mes arguments que le G�n�ral Pell�; jamais en retard d'une amabilit� � l'�gard de Wrangel, il ajoute: "Il se pourrait aussi que nous nous trouvions en face d'une de ces man�uvres auxquelles le G�n�ral Wrangel nous a habitu�s, et qu'il a renouvel�e encore tout r�cemment � propos d'un convoi de 1000 r�fugi�s Cosaques dont l'Union Agricole Cosaque avait obtenu du gouvernement bulgare l'envoi � Varna. Bien que toutes les formalit�s [...] fussent parfaitement en r�gle, les 1000 Cosaques se virent � leur arriv�e � destination, refuser l'autorisation de d�barquer [...]. Le G�n�ral Wrangel, m�content de ce que ce d�part ait �t� organis� en dehors de lui [...], avait fait pr�c�der les 1000 Cosaques par un t�l�gramme o� il les repr�sentait comme des "r�volt�s". Il n'y aurait rien d'�tonnant � ce qu'une man�uvre du m�me ordre ait �t� faite � propos de l'envoi des r�fugi�s russes au Br�sil"; il conclut par cette phrase: "C'est donc � une autre cause qu'� l'envoi par Constantinople d'�migrants non agriculteurs, qu'il convient d'attribuer le refus par le gouvernement br�silien d'accepter les r�fugi�s". L'argumentation des g�n�raux Pell� et Charpy peut donc en substance se r�sumer ainsi: nous avons fait � peu pr�s correctement notre travail; si l'�migration au Br�sil n'a pas march�, c'est la faute � Wrangel, aux Br�siliens et aux r�fugi�s.

Malheureusement pour eux, leurs explications parviennent � Paris presque en m�me temps que la nouvelle de l'arriv�e de la "Provence" au Br�sil, et du renvoi du tiers de ses passagers. C'est donc un Aristide Briand visiblement �cumant de rage qui relance le haut-commissaire: " [Ces] �claircissements [...] ne me paraissent pas suffisants. Je ne puis croire qu'un contr�le attentif et consciencieux n'eut pas permis de d�jouer, dans une large mesure, les calculs des �migrants si tel est vraiment la principale cause de nos m�comptes actuels [...]. La l�g�ret�, l'inexp�rience avec lesquelles les op�rations de contr�le me paraissent avoir �t� conduites, les s�rieux embarras qu'elles causent au gouvernement [...], et les lourdes charges qui en r�sultent pour le tr�sor fran�ais impliquent de graves responsabilit�s qu'il importe de rechercher. Je compte que vous ne n�gligerez rien pour les �tablir et prendre ensuite les sanctions qui s'imposent".

On ignore h�las quelle a �t� la r�ponse fournie. Nous pouvons toutefois trouver plusieurs raisons � l'�chec de l'immigration au Br�sil. Tout d'abord, on serait en droit d'imaginer que seuls des r�fugi�s d'humble origine furent volontaires pour aller devenir ouvriers agricoles sur des plantations. Or, si l'on feuillette la presse ajaccienne, on s'aper�oit que toutes les classes sociales �taient repr�sent�es � bord du "Rion", comme en t�moignent ces extraits: "Il reste ici d'anciens officiers, des ing�nieurs, des techniciens, sortis des principales �coles russes"; "Il y a parmi ces Russes des hommes appartenant � toutes les classes: des paysans, des ouvriers, des chauffeurs, des �tudiants, des ing�nieurs, des avocats, des journalistes; des dames nobles et des femmes du peuple"; "Il y a l� d'anciens fonctionnaires, d'anciens officiers, des commer�ants, des industriels, des ing�nieurs"; "fils de bourgeois, ing�nieurs, avocats, m�decins en cours d'�tudes ou d�j� �tablis". Le t�moignage de cette diversit� sociale nous est fourni par un extraordinaire document, conserv� aux archives du Quai d'Orsay: la liste de tous les passagers de l'"Aquitaine", avec pour chacun la profession que les Br�siliens �berlu�s ont constat� lors de l'arriv�e � Santos. Du pur Pr�vert. Parmi quelques agriculteurs semblant presque �gar�s, on trouve de multiples professions manuelles: 36 m�caniciens, 9 typographes, 20 charpentiers, 7 menuisiers, 5 peintres, 6 t�l�graphistes... Mais aussi des professions intellectuelles ou d'un tout autre milieu social: 7 comptables, 8 instituteurs et institutrices, 7 professeurs, 7 avocats, 3 agronomes, 3 v�t�rinaires, 3 ing�nieurs, 2 architectes, 1 m�t�orologiste, 2 m�decins, 1 journaliste, 2 pharmaciens, 14 officiers dont 3 colonels...

Nous ne saurions r�sister au plaisir de citer quelques cas fort po�tiques: un romancier, un artiste dramatique, un compositeur musical, une chanteuse lyrique, deux jockeys, un boxeur, un acrobate et... un dompteur de fauves ! On pourrait aussi ajouter � cette liste le Prince et la Princesse Mestchersky, rest�s � Ajaccio. Peut-on imaginer que tous ces gens avaient l'intention de devenir ouvriers agricoles pour 150 milreis par an?

Mais alors, pourquoi se sont-ils embarqu�s? Il faut savoir que la vie dans les camps de r�fugi�s, pour �tre tr�s supportable, n'�tait cependant en rien agr�able; beaucoup de soldats et de Cosaques supportaient tr�s mal l'autorit�, et parfois la violence, de certains officiers; il �tait clair pour eux que la guerre civile �tait perdue que le maintien de cette arm�e n'avait plus aucun sens; quant aux perspectives de d�part, il n'y en avait gu�re en avril-mai 1921. Beaucoup de r�fugi�s auraient aim� partir en France, mais les candidats devaient pouvoir justifier de moyens financiers leur permettant de vivre � leurs frais, ou de parents d�j� �tablis pouvant les entretenir le cas �ch�ant; il est donc probable que beaucoup de r�fugi�s ont d� se porter volontaires dans l'espoir de d�barquer lors du changement de bateau � Toulon, ou de partir � l'aventure une fois arriv�s au Br�sil. Il est en tout cas certain qu'une tr�s grosse partie des passagers du "Rion" n'avaient aucune envie de devenir ouvriers agricoles.

Mais alors, pourquoi les a-t-on laiss�s monter? C'est ici qu'apparaissent les responsabilit�s des autorit�s fran�aises de Constantinople. On se souvient que la seule formalit� demand�e �tait que les volontaires signent une d�claration attestant de leur qualit� de travailleurs agricoles; autant dire que n'importe qui pouvait embarquer. Trop contentes de trouver des volontaires malgr� la campagne hostile men�e par Wrangel, rendues nerveuses par les risques d'incidents dans les camps, les autorit�s responsables du tri � l'embarquement n'ont vraisemblablement pas d� �tre tr�s regardantes sur les r�f�rences professionnelles des candidats au d�part. Nous en voudrons pour preuve le fait qu'� l'arriv�e du paquebot en Corse, le m�decin militaire ait trouv� � bord deux ali�n�s, qui n'�taient certainement pas devenus fous en cours de travers�e.

Toutefois, une autre cl� de l'�chec se trouve � Ajaccio. Qui a-t-on embarqu� sur l'"Aquitaine" et la "Provence"? On se doute bien que l'on n'est pas all� chercher les Russes qui avaient trouv� du travail dans les villages des montagnes. Les autorit�s fran�aises ont fait embarquer les r�fugi�s qui �taient nourris et log�s aux frais du budget de l'�tat (encourag�es en cela par le gouvernement qui leur rappelait sans cesse qu'il fallait r�duire les co�ts), c'est � dire ceux qui se trouvaient sur le "Rion" et � la caserne Livrelli. Il s'agit donc tr�s logiquement de ceux qui n'avaient pu ou voulu trouver du travail dans les campagnes corses, c'est � dire ceux qui �taient les moins dou�s ou motiv�s pour les travaux agricoles. On peut aussi noter que, lors de l'arriv�e du premier bateau, L'�veil de la Corse croit utile de faire une suggestion aux autorit�s: "Nous en profitons pour demander aux autorit�s, et notamment au commandant d'armes du "Rion", qui conna�t ses passagers, de veiller � ce que les ind�sirables soient les premiers embarqu�s". Si ce conseil a �t� suivi, ce qui serait dans la logique des choses, il ne faut plus s'�tonner que les Br�siliens aient r�exp�di� bon nombre des �migrants russes.

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