Les Russes en Corse (5)
Dec 4, 2003
L'embauchage des r�fugi�s

Selon la formule consacr�e, en 1921 l'agriculture corse manque de bras. Trois ph�nom�nes se conjuguent pour expliquer ce fait. Tout d'abord, il y a la grande saign�e op�r�e par la Premi�re Guerre Mondiale; ce sont principalement les paysans qui ont servi de chair � canon lors du conflit, et � ce titre, la Corse est un des d�partements qui a pay� un des plus lourds tributs. D'autre part, l'�le de Beaut�, traditionnellement terre d'�migration, subit de plein fouet l'exode rural: ceux qui ont �t� �pargn�s par la guerre ont tendance � aller chercher fortune sur le continent ou aux colonies, o� les chances d'ascension sociale sont incomparablement plus �lev�es qu'en Corse. Cet exode �tait traditionnellement compens� par l'immigration italienne mais, depuis la fin de la guerre, les Italiens n'arrivent plus qu'en tr�s petit nombre; La Nouvelle Corse en fait le constat: "Autrefois [...], la main-d'�uvre italienne abondait dans l'�le [...]. Aujourd'hui [...], les Italiens vont chercher fortune ailleurs et la main-d'�uvre manque, on ne peut le nier". Les ann�es pr�c�dentes, il a m�me fallu faire venir des travailleurs chinois, qui d'ailleurs ne se sont gu�re acclimat�s. Pour beaucoup d'agriculteurs corses, le d�barquement de ces jeunes Russes semble donc �tre un bienfait de la providence divine. Peu de temps apr�s l'arriv�e du "Rion", la Pr�fecture commence � recevoir des offres d'emploi spontan�es; ainsi, celle de M. Vellutini, exploitant � Albertaco: "Dans l'impossibilit� d'exploiter mes propri�t�s par suite du manque de main-d'�uvre agricole et ayant appris que des r�fugi�s russes allaient �tre dirig�s sur la Corse, je vous serais gr� [...] de vouloir bien m'indiquer les formalit�s � remplir pour obtenir un bon ouvrier"; certains maires se chargent de faire la d�marche au nom de leurs administr�s, tel celui d'Evisa: "J'ai l'honneur de vous prier de [...] me faire conna�tre si les habitants de ma commune peuvent obtenir des �quipes d'ouvriers russes pour les mettre aux champs ou � l'exploitation de nos bois".

Ici encore, la presse ajaccienne va jouer un formidable r�le d'aiguillon pour les pouvoirs publics. A peine le "Rion" vient-il de jeter l'ancre que d�j� La Jeune Corse �voque la possibilit� de former des "�quipes de travailleurs pour nos agriculteurs ou pour les travaux publics". L'�veil de la Corse prend ensuite le relais: "Nos agriculteurs [...] embaucheraient volontiers un certain nombre de paysans russes: on pourrait recruter, �galement, des m�caniciens, des ouvriers d'art, m�me des servantes. [...] Plusieurs ont d�j� sollicit� un emploi: il ne para�t pas douteux qu'ils pourraient rendre de grands services � nos fermiers ou � nos industriels". La Jeune Corse revient plus tard � la charge par toute une s�rie d'articles; le 29 mai, sous le titre "Les Russes demandent du travail", elle �crit: "Ce que nous savons, c'est que ces hommes et ces femmes demandent avec instance du travail, ne fut-ce que pour ne pas rester plus longtemps � la charge de leurs amis. Du travail ! Il y en a, en Corse, et nous nous r�jouissons grandement d'avance, quant � nous, � la pens�e qu'il leur en sera donn� pour leur bien et pour le n�tre [...]"; et cela continue les jours suivants: "Nos amis russes veulent gagner leur vie � la sueur de leur front: donnons leur des v�tements, de la nourriture, et surtout le travail. Le droit au travail, c'est le droit � la vie, et ces 3000 �tres humains veulent vivre"; "Servants ou domestiques sont [...] tr�s demand�s par les agriculteurs, qui semblent d�sirer ceci: des hommes attach�s � la maison pour une p�riode aussi longue que possible [...]. On sait que la sp�cialisation agricole est chose � peu pr�s inconnue en Corse. On y a donc besoin d'un personnel qui s'adapte petit � petit � tous les travaux, qui est � poste fixe, et d'un personnel r�duit, dans la plupart des cas, � une simple unit�. C'est sous cette forme qu'on l'utilise le mieux. Et c'est sous cette forme qu'il manque le plus. Bref, les Russes, qui dans la situation o� ils se trouvent, semblent pr�f�rer l'existence paisible au sein d'une famille comme servants que comme ouvriers � la journ�e, combleraient cette lacune et remplaceraient ceux des membres de la famille qui, par dizaines de milliers, ont fui leurs foyers pour le continent et les pays exotiques".

Les autorit�s, du moins au d�part, n'envisagent pas cette possibilit�. Apr�s tout, les Russes ne sont l� que tr�s provisoirement, ils peuvent partir au Br�sil d'un jour � l'autre, et il n'est pas question de les laisser se disperser dans l'�le. A la proposition d'emploi de M. Vellutini, le Pr�fet fait r�pondre que "les Russes ne sont pas venus en Corse pour �tre embauch�s comme ouvriers. Il n'est pas possible dans ces conditions de donner suite � votre requ�te". Cependant, l'hypoth�se du d�part rapide des r�fugi�s en Am�rique Latine devient de plus en plus improbable. Le changement de cap est donn� le 24 mai par Aristide Briand, dans une lettre au Ministre de l'Int�rieur: "Il m'a �t� signal� qu'un certain nombre de Russes pris parmi ceux qui se trouvent � Ajaccio pourraient �tre utilement employ�s en Corse o� l'agriculture a recours pour ses besoins � la main-d'�uvre italienne. Il ne vous �chappera pas qu'il y aurait int�r�t � placer en Corse ceux des Russes qui seraient d�sireux de s'y fixer. Cette solution aurait, en outre, l'avantage de diminuer les d�penses que nous devons assumer pour l'entretien des r�fugi�s". D�cision est donc prise: le 1er juin, la presse locale publie l'annonce suivante: "Le bureau d�partemental de la main-d'�uvre agricole informe les agriculteurs qu'un grand nombre de travailleurs russes de toutes professions d�sirent emplois provisoires ou durables".

Deux bureaux de placement de la main d'�uvre russe sont ouverts � Ajaccio. Comme il fallait s'y attendre, ce sont les journalistes locaux qui se chargent de la publicit�: "Le bureau de placement [...] regorge de travailleurs solides et consciencieux qui ne demandent qu'� gagner leur pain � la sueur de leur front. Et rien n'est plus �mouvant que cette admirable �nergie avec laquelle certains r�fugi�s, que rien ne destinait aux rudes fatigues des champs, fils de bourgeois, ing�nieurs, avocats, m�decins en cours d'�tudes ou d�j� �tablis, acceptent les besognes les plus p�nibles pour se soustraire � l'humiliante charit� publique [...]". Ce sont les bureaux de placement qui se chargent des formalit�s du contrat de travail; l'employeur doit verser un droit d'embauche, et avancer le remboursement des frais de retour des employ�s russes en cas de licenciement; le contrat doit �tre ensuite vis� au commissariat, puis � la Pr�fecture: il s'agit ici autant de contr�ler o� se trouvent les Russes, que de v�rifier si des employeurs ind�licats ne profitent pas de la d�tresse des r�fugi�s et de leur m�connaissance des salaires en vigueur pour les exploiter. En d�cembre 1921, les deux bureaux de placement sont ferm�s; les offres d'emploi se font d�s lors � la caserne Livrelli, l� o� se trouvent les derniers r�fugi�s russes inemploy�s.

Certains r�fugi�s particuli�rement motiv�s font passer des annonces dans la presse afind'augmenter leurs chances de se procurer un emploi: "Un groupe d'agriculteurs russes d�sirerait trouver du travail � forfait, sans nourriture, pour tous travaux agricoles, forestiers ou de voirie, tels que d�foncement ou d�frichement de terrain, plantation de vignes, r�coltes, cultures, etc.". D'autres, disposant sans doute de quelques ressources, ont plus d'ambition: " Deux familles russes d�sireraient prendre chacune une propri�t� en fermage ou m�tayage, culture mara�ch�re de pr�f�rence. S'adresser au bureau de la main d'�uvre".

Quel a �t� le r�sultat de ces initiatives? Il est certain que l'embauchage des Russes a obtenu un franc succ�s. Le 22 juin, La Jeune Corse fait un premier bilan tout � fait positif ; elle souligne que la plupart des contrats ont �t� respect�s, et ajoute: "En g�n�ral, on dit assez de bien de ces travailleurs. Ils sont fid�les et fournissent un rendement assez appr�ciable. Bien b�tis et solides pour la plupart, ils se plient d'autant plus facilement au labeur quotidien que les conditions d'existence chez les employeurs, salaires, nourriture, climat, sont bonnes, et que, sortant de l'enfer russe, la vie qu'ils m�nent ici leur semble un r�ve". On peut laisser � l'auteur la responsabilit� de sa vision de "r�ve" du travail agricole, mais on doit constater que les Russes ont semble-t-il �t� heureux de pouvoir descendre du "Rion" pour aller travailler. Cette bonne impression est confirm�e le Directeur des Services Agricoles: "Il est maintenant permis de dire que les caract�ristiques de cette main-d'�uvre sont la docilit� et un bon rendement, qui font qu'elle n'a rien de comparable avec celle chinoise ou indochinoise".

�valuer pr�cis�ment le nombre de r�fugi�s embauch�s est beaucoup plus difficile. Les documents fournissent des chiffres assez diff�rents ou contradictoires. Le Ministre de la Marine affirme le 15 juin que 1500 Russes ont trouv� du travail; mais le commandant Dollo lui fait savoir 5 jours plus tard qu'il ne s'agit que de 1240 personnes. Le Pr�fet, quant � lui, donne le 7 juillet le chiffre de 1400. La Jeune Corse avance un d�but d'explication � ces estimations qui semblent un peu fantaisistes: "Il a d� �galement se signer, ailleurs qu'� Ajaccio, d'autres contrats de travail [...]. En r�alit�, le nombre des r�fugi�s qui ont trouv� du travail en Corse, la plupart avec des contrats, une plus petite quantit� sans les formalit�s requises, doit s'�lever � pr�s de 1800". Donc, si l'on en croit ce journal, environ 800 Russes se sont d�brouill�s pour trouver un emploi, avec ou sans contrat, sans passer par l'administration; autant dire qu'il s'agit d'�vad�s, et l'on comprend mieux l'embarras des autorit�s locales lorsqu'il leur faut fournir des chiffres pr�cis au gouvernement. Le seul � avoir le courage de l'avouer franchement � ses sup�rieurs est le Directeur des Services Agricoles de la Corse: "Je pense qu'il est de mon devoir de porter � votre connaissance qu'un grand nombre de r�fugi�s russes du "Rion", d�s qu'ils ont pu toucher terre, se sont �gar�s dans les campagnes � la recherche du travail; certains ont parcouru � pied des distances de 50 � 60 kilom�tres afin de pouvoir travailler. Le Bureau de la Main-d'�uvre en a plac� environ 200 aux conditions moyennes suivantes: quatre francs par jour et la nourriture, ou 80 francs par mois et la nourriture. Je dois ajouter que beaucoup se sont engag�s en dehors du Bureau [...] � des conditions encore moins on�reuses pour l'employeur, quelquefois pour la nourriture seulement".Il semble en effet qu'il n'�tait pas tr�s difficile pour les fugitifs de trouver du travail; apr�s leur �vasion � la nage, les fr�res X. sont tout de suite embauch�s comme ouvriers agricoles dans une ferme d'Ocana; v�tu de son seul pyjama, Anatole Popoff parvient � se faire engager par un h�telier d'Ile-Rousse.

C'est dans l'arrondissement d'Ajaccio que l'on retrouve la majorit� des travailleurs russes. La preuve de leur pr�sence est fournie par les recensements des �trangers que les maires devaient faire parvenir tous les six mois � la Pr�fecture; ces chiffres sont tr�s sous-estim�s, puisqu'en les additionnant on ne trouve au milieu de l'ann�e 1921 que 485 Russes, et l'on sait qu'il y en a au moins le triple. Il n'en reste pas moins que sur les 485 r�fugi�s en question, 412 se trouvent dans l'arrondissement d'Ajaccio. Certain chiffres sont impressionnants si l'on consid�re la taille des villages en question: 20 Russes � Bastelicaccia, 17 � Zigliara, 14 � Eccica Suarella, 15 � Serra di Terro, 10 � Afa, 13 � Campo, 21 � Guarguale, 24 � Cauro, 30 � Grosseto-Prugna, 14 � Ucciani, 13 � Vico, et 35 � Calcatoggio...

Il serait toutefois exag�r� de pr�tendre que tous les Corses ont �t� ravis de voir les Russes s'installer et travailler dans l'�le. Certaines craintes percent tr�s vite dans la presse, de fa�on plus ou moins hypocrite. La plus �vidente est celle de voir baisser les salaires, ou augmenter le ch�mage. D�s l'annonce faite d'autoriser l'embauchage des r�fugi�s, La Jeune Corse �met le v�u que la main-d'�uvre russe "ne travaillera pas au rabais". Ce m�me journal publie le 4 juin un communiqu�, sign� myst�rieusement "Le Comit�", qui s'�tonne du fait que le "Rion" soit toujours l� et convie les Ajacciens � une r�union dont l'ordre du jour est: "Protection des int�r�ts des ouvriers et employ�s ajacciens". Dans le num�ro du lendemain, un �ditorial d�bute par cette question: "Les travailleurs russes augmentent-ils en ville la crise du ch�mage? Cette crise, jusqu'ici, �tait rest�e l�g�re. Mais il est �vident que si l'on n'y prend garde elle peut s'intensifier du fait des r�fugi�s"; face au probl�me pos�, le journaliste a une solution: "d�cider qu'aucun Russe ne sera employ� en ville [...] qu'� la condition que les groupements et syndicats locaux int�ress�s indiquent chacun pour sa cat�gorie, qu'il n'y a aucun inconv�nient, du point de vue des ouvriers ajacciens, � embaucher des Russes"; belle hypocrisie, car on imagine sans peine la r�ponse des ouvriers � qui l'on demande s'ils veulent bien avoir de nouveaux concurrents sur le march� du travail. Ce journal persiste quelques jours plus tard: " Il est dans la nature des choses [...] que tels travailleurs russes [...] acceptent une r�mun�ration inf�rieure [...] � celle que des ouvriers insulaires [...] ont r�ussi � obtenir de leurs employeurs"; tout ceci dit, bien entendu, dans le but de d�fendre les Russes ! Quelques mois plus tard, L'Eveil de la Corse publie une tribune sign�e "L'ouvrier", o� le lecteur apprend, entre autres, que "les Russes d�barqu�s se sont r�pandus dans les villes et les campagnes "et que les ouvriers" en furent r�duits � aller grossir le nombre d�j� consid�rable des ch�meurs"; on avait pourtant cru comprendre que la Corse manquait de bras... L'auteur signale aussi que la caserne Livrelli est devenue "une sorte de lazaret" risquant de se transformer en "un foyer d'�pid�mie"; face � ce "danger qui nous menace", la solution est simple: "envisager leur rapatriement". Seule La Nouvelle Corse n'a pas particip� � ce concert d'inqui�tudes ou de tartufferies, en gardant un certain recul: "Les craintes et appr�hensions de ceux qui croient ou feignent de croire que la pr�sence de ces travailleurs �trangers nuira aux ouvriers autochtones ne paraissent pas des plus fond�es". Fond�e ou pas, cette m�fiance est partag�e par certains �lus; en t�moigne le Pr�fet, qui explique au Ministre de l'Int�rieur qu'il a essay� de r�partir les travailleurs russes sur tout le territoire corse: "Certaines communes rurales ont accept� mes offres. D'autres centres ne voulant point g�ner ni d�pr�cier la main-d'�uvre locale s'y sont refus�s".

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