Voici l��pisode num�ro 4 des Russes en Corse, article publi� dans la revue �tudes Corses n�49. L'auteur, Bruno Bagni, est professeur agr�g� d'histoire � Toulon.
4 - LE RION A AJACCIO
Il serait difficile de dresser un tableau de l'arriv�e des Russes en Corse et de ses cons�quences en se contentant des archives officielles. Les documents de la Marine, de l'Arm�e et de la Pr�fecture, � de rares exceptions pr�s, sont introuvables et vraisemblablement disparus. Toutefois, cette lacune est tr�s largement combl�e par le foisonnement d'articles parus dans la presse ajaccienne. Essayons d'imaginer l'�v�nement que cela a repr�sent�. Voila une petite cit� insulaire de 20.000 habitants, qui voit en une journ�e sa population augmenter de 20%. Et qui sont ces 3700 nouveaux venus? Des Russes, des Ukrainiens, des Cosaques, bref, quelque chose de plut�t exotique sous ces latitudes... Aucun doute sur ce point: l'arriv�e du "Rion" a �t� L'�V�NEMENT de l'ann�e � Ajaccio, et la presse locale en a fait ses choux gras.
C'est le 15 mai que les Ajacciens d�couvrent pour la premi�re fois la silhouette incongrue de ce paquebot d�labr� dans la baie. Le "Rion" y est arriv� en remorque � 2 heures du matin. Cela faisait 19 jours qu'il �tait parti de Constantinople.
L'accueil et la solidarit� des Ajacciens
D�s l'arriv�e du navire, on assiste aux m�mes sc�nes qu'� Messine. Ce spectacle d'ignoble rapacit� donne � la presse corse la premi�re occasion de montrer la compassion qu'elle �prouve pour les malheureux r�fugi�s. L'�veil de la Corse y consacre son �ditorial du 18 mai: "Il nous faut signaler, avec la plus grande �nergie et la plus l�gitime indignation, que des individus, qui s'apparentent aux squales par leur voracit� et leur cupidit�, r�dent continuellement autour de ce navire, et arrachent, contre un morceau de pain ou une cigarette, les objets les plus n�cessaires � ces malheureux. Je cite un cas: un Russe, qui d�sirait vendre sa montre en argent et sa cha�ne en or, commit la na�vet� de les descendre, au bout d'un fil, � ces odieux mercantis, qui pr�tendaient n'acheter qu'apr�s examen; ils gard�rent la montre et la cha�ne, renvoy�rent un billet de cinquante centimes, et regagn�rent aussit�t le quai [...]. Tous les Corses dignes de ce nom seront d'accord pour r�clamer avec nous une surveillance �troite. Il importe que nous conservions, m�me et surtout aux yeux de ces pauvres gens, la r�putation d'hospitalit� et de g�n�rosit� qu'on nous a l�gitimement accord�e".
La Jeune Corse est au d�part un peu plus r�serv�e. L�on Maestrati s'y apitoie certes sur "ces fugitifs [qui] sont la proie d'une navrance physique, sans parler de l'autre, trop p�nible. Il suffit de bien observer pour deviner que les privations les ont rong�s et les tenaillent encore. Une note de presse demandait ces jours-ci aux Ajacciens de se priver pour eux de chemises [...]. Il est visible que beaucoup d'entre eux n'en portent pas sous la blouse ou le pantalon de toile r�gimentaire, ou d'�toffes rapi�c�es, vestiges d�grad�s d'anciens uniformes, qui sont leur seule v�ture [...]. Tendez � un de ces malheureux, pris au hasard, un cro�ton de pain, il l'avalera avec une avidit� qui prouve que ces �tres humains qui sont de grands, et aussi sans doute de bons gar�ons ne connaissent depuis longtemps de la vie que ses c�t�s les plus tristes, les plus d�primants, les plus lamentables". Il n'en r�clame pas moins leur d�part: "Les r�fugi�s ne doivent, ne peuvent rester � Ajaccio parce qu'ils sont trop nombreux pour un centre d�mographique et �conomique aussi peu important que le n�tre. Nos ressources alimentaires [...] sont presque toutes proportionn�es aux besoins de la localit� [...]. Un surnombre inopin� d'habitants occasionne donc un d�s�quilibre du march� [...]. Leur d�part est exig� par leur propre int�r�t [...]. Notre maison est trop petite pour abriter tout ce monde, nos ressources trop r�duites pour soulager tant de mis�res".
Une dizaine de jours plus tard, La Jeune Corse a oubli� toutes ses r�serves et apporte un soutien sans faille aux r�fugi�s, avec une bonne touche de nationalisme, et de ranc�ur fleurant bon les emprunts russes: "Nous leur devons notre aide:
1. Comme Corses, amen�s par les circonstances � voir et � toucher cette infortune;
2. Comme Fran�ais, car le bolchevisme que ces r�fugi�s ont combattu a fait le jeu de l'Allemagne en consommant la d�fection de la Russie et il a r�pudi� la dette de cette nation envers les pr�teurs fran�ais;
3. Enfin comme hommes, � qui rien d'humain ne sera �tranger [...]".
L'hebdomadaire La Nouvelle Corse n'est pas en reste: "La plupart des auteurs qui se sont occup�s de la Corse font l'�loge de l'hospitalit� de ses habitants [...]. Nous ne devons pas faire exception pour les malheureux Russes qui sont venus s'abriter chez nous. Ce serait indigne de notre pass� de g�n�rosit� et de grandeur morale". Ce soutien de la presse ajaccienne aux Russes ne faiblit pas avec le recul du temps. A la fin du mois de novembre, L'�veil de la Corse fait un parall�le entre l'attitude des Russes et celle des Serbes et Syriens que la Corse a accueillis pendant la Grande Guerre: la comparaison est tout � l'avantage des passagers du "Rion".
Une seule fausse note vient troubler ce concert �ditorial d'hospitalit�. Le bimensuel A Muvra, anc�tre des publications nationalistes corses, ne donne gu�re dans l'accueil humaniste: "Encore une fois, le coupable jemenfoutisme de nos parlementaires a permis d'assimiler la Corse � un vaste d�potoir, une sentine, o� doivent n�cessairement s'accumuler les immondices que l'univers entier a rejet�s. Nous demandons instamment � nos repr�sentants de protester �nergiquement aupr�s du gouvernement contre l'encombrant, inopportun et malodorant cadeau qui vient d'�tre fait � la Corse".
D�s son arriv�e, le "malodorant cadeau" en question a �t� soumis � une quarantaine sanitaire. Cependant, l'�tat sanitaire est bon: d�s son arriv�e, une visite minutieuse est faite par le m�decin-chef de l'h�pital militaire d'Ajaccio, qui ne d�couvre qu'une pneumonie, un cas de syphilis et quelques abc�s. Mais la r�gle doit �tre appliqu�e, et cette quarantaine laissera un souvenir p�nible aux Russes qui esp�raient bien pouvoir d�barquer au plus vite.
C'est le Capitaine de Fr�gate Dollo, commandant les services de la Marine en Corse qui est charg� de nourrir les r�fugi�s, avec l'appui logistique de l'Arm�e. Pour ce qui est du linge et des accessoires pouvant assurer un confort minimum, toute latitude est laiss�e � l'initiative priv�e par les autorit�s.
L'Union des Villes et Zemstvos du Prince Lvov envoie un d�l�gu� en Corse. Les r�fugi�s voient aussi d�filer le d�l�gu� du Comit� Franco-russe de Paris, le Consul de Russie � Marseille... Beaucoup de bonnes paroles, mais peu d'aide effective. C'est de la population corse que va venir le soutien le plus efficace.
D�s le 20 mai, la presse fait �tat des premi�res initiatives spontan�es de la population: "Partout dans les maisons bourgeoises comme dans les quartiers populeux s'organis�rent des qu�tes et des tourn�es qui permirent d'offrir � ces malheureux non seulement une provende mat�rielle, mais aussi un r�confort moral". Pour prendre quelques exemples, une qu�te spontan�e faite parmi les employ�s du recrutement rapporte 62F50, avec lesquels ils ach�tent sucre, chocolat et cigarettes qu'ils vont porter au commandant du "Rion"; Mme Marcou, dont le mari fut m�decin-chef de l'h�pital fran�ais de P�trograd, donne une conf�rence sur la Russie qui rapporte 200 francs. Toutes les �mes charitables de la ville ayant quelque chose � offrir se font un devoir de l'apporter en personne aux r�fugi�s; c'est un va et vient incessant sur le bateau, les dons sont faits au petit bonheur ou � la t�te du client, d'o� une belle pagaille, et des conflits entre r�fugi�s pour la r�partition. A tel point que le Pr�fet Mounier se voit oblig� au bout d'une semaine de r�glementer la charit�: il exige une autorisation �crite de son cabinet pour monter sur le "Rion", n'autorise les visites que de 14h � 17h et rend obligatoire la remise des dons � un comit� compos� de femmes d'officiers russes pour assurer une r�partition �quitable.
Il est clair que cela n'est pas suffisant et qu'il faut organiser de fa�on rationnelle la solidarit�. L'�veil de la Corse est le premier � sugg�rer la cr�ation d'une association de bienfaisance charg�e de grouper les bonnes volont�s et de centraliser les dons64. C'est chose faite deux jours plus tard: un Comit� de Secours aux r�fugi�s russes se forme sous la pr�sidence de Mme L�vie-Andreau, pr�sidente de la Croix Rouge d'Ajaccio, et de Fran�ois Lanzi, consul de Russie en Corse. Le docteur Savelli fait le tour des pharmacies de la ville pour recueillir des m�dicaments destin�s � l'infirmerie du bord. Les Corses de l'int�rieur sont mis � contribution, puisqu'ils peuvent remettre leurs dons aux compagnies d'autocars desservant leurs villages, qui se chargent de les transporter � Ajaccio. Ces b�n�voles re�oivent des dons de la municipalit� de Bastia, de l'armateur marseillais Freycinet... En un mois d'activit�, en plus des dons en nature, le Comit� a recueilli pr�s de 7000 francs en liquide !
V�ritablement touch�s par une g�n�rosit� qui semble les avoir surpris, les Russes ne savent trop quoi faire afin de remercier la population pour son accueil. Les femmes cosaques du Don font para�tre dans la presse une p�tition vibrante de tr�molos implorant la b�n�diction divine pour tous les habitants de la Corse et de la France. L'initiative la plus cocasse se d�roule le dimanche 12 juin: un cort�ge de plusieurs centaines de Russes, commandant du "Rion" en t�te, se dirige vers la place du Diamant; arriv� � la statue de Napol�on, l'officier y d�pose une couronne de fleurs avec un ruban aux couleurs franco-russes portant l'inscription "Au grand Corse, les r�fugi�s russes". Apr�s un discours en russe se terminant par "Vive la France! Vive la Corse! Vive Ajaccio et ses g�n�reux habitants!", les Russes poussent trois "hourra". Cette d�marche est quelque peu surprenante, lorsque l'on sait que l'empereur corse jouit en Russie d'une popularit� � peu pr�s comparable � celle d'Attila en France. Sur un plan plus artistique, les r�fugi�s obtiennent la possibilit� de donner un spectacle de danses et de chants russes au th��tre Napol�on, qui rencontre un vif succ�s.
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