The French were right
Nov 24, 2003
�Les Fran�ais avaient raison�, titre le �National Journal�, hebdomadaire de r�f�rence du monde politique am�ricain. Un texte-cl� pour saisir le tournant de la guerre en Irak publi� par le Nouvel Obs sous la signature de Paul Starobin

� Disons-le d�embl�e, puisque le d�bat ne fait que d�buter sur le meilleur moyen de penser le monde de l�apr�s-11 septembre (et parce que c�est la seule attitude adulte, la seule digne d�un homme): les Fran�ais avaient raison. R�p�tons-le: les Fran�ais � oui, ces �singes veules bouffeurs de fromage�, comme leurs d�tracteurs am�ricains les appelaient si �loquemment � avaient raison.

�Soyez prudents!� Telle �tait la mise en garde, point d�exclamation compris, que le pr�sident Jacques Ren� Chirac a adress�e � �[ses] amis am�ricains� lors d�une interview accord�e � CNN le 16 mars, juste avant que le Pentagone d�clenche l�invasion de l�Irak. �R�fl�chissez bien avant de faire quelque chose qui n�est pas n�cessaire, mais qui peut se r�v�ler tr�s dangereux�, conseillait Chirac. Et il ne s�agissait pas l� d�un avertissement de derni�re minute, mais du point culminant d�une d�monstration longuement d�velopp�e par la France, soulignant les dangers d�une intervention sous l��gide am�ricaine, et d�fendue pendant des mois � New York aupr�s des Nations unies et lors de r�unions � Paris, � Prague et � Washington. Bien s�r, la guerre ne manquait pas d�opposants, en Europe et ailleurs, mais personne n�a avanc� d�arguments hostiles avec autant d�insistance ou d�exhaustivit� que les Fran�ais, Dieu les b�nisse.

Mais les Am�ricains, ou du moins le gouvernement Bush, n�ont pas pr�t� attention � ces mises-en-garde fran�aises, qui faisaient valoir non seulement que cette guerre �tait une mauvaise id�e, mais que cette invasion pouvait avoir des cons�quences n�fastes pour les int�r�ts occidentaux et pour la lutte contre le terrorisme. Et voil� que notre gouvernement se retrouve dans une position de plus en plus inconfortable en Irak, o� un contingent de 130000 hommes est la cible d�une campagne de gu�rilla sophistiqu�e et sanglante, men�e � la fois par des combattants islamistes �trangers et par des partisans de Saddam Hussein.

Aux �tats-Unis m�mes, la majorit� de l�opinion s�oppose � ce que le Congr�s accorde au pr�sident les 87 milliards de dollars qu�il demande pour les op�rations militaires et la reconstruction en Irak et en Afghanistan. En outre, la Maison-Blanche s�efforce tant bien que mal d�expliquer l�absence � ce jour d�armes de destruction massive, dont l�existence suppos�e �tait apr�s tout la raison premi�re de cette guerre.

M�me les va-t-en-guerre les plus acharn�s reconnaissent que les �tats-Unis sont vou�s � �une longue et p�nible corv�e� en Irak, comme l��crivait le secr�taire d�Etat � la D�fense Donald Rumsfeld dans un m�mo r�cemment r�v�l� au public. Bref, l�Am�rique risque fort de se retrouver prise � un pi�ge qu�elle s�est tendu � elle-m�me. Les Fran�ais avaient trois revendications majeures: la menace constitu�e par Saddam n��tait pas imminente et aucune arme de destruction massive n�avait �t� trouv�e; installer la d�mocratie en Irak serait un processus lent et sanglant; une intervention hors du cadre des Nations unies amplifierait la col�re contre l�Am�rique dans le monde musulman.


Toute approche pragmatique repose sur la m�moire, sur la facult� de tirer des le�ons d�exp�riences pass�es similaires. Ce qui ne va pas de soi. Les opposants am�ricains � la guerre, et particuli�rement les opposants de gauche, �tayaient leur mise en garde par un parall�le avec le Vietnam. Cela n�avait rien d�absurde, puisque le conflit vietnamien impliquait effectivement un choc de civilisations, et que les Am�ricains n�ont jamais vraiment compris le milieu social et politique radicalement �tranger o� op�raient leurs forces arm�es.

Mais le Vietnam ne fait pas partie du Proche-Orient, ce n�est pas un pays musulman; en outre, c��tait l�un des th��tres de la guerre froide, o� l�Union sovi�tique comme la Chine pr�taient main-forte aux gu�rillas antiam�ricaines. Un seul pays occidental a fait l�exp�rience r�cente, intime et sanglante d��tre en position de puissance occupante en territoire arabe, face au soul�vement d�une population musulmane: et ce pays, c�est la France, qui a accord� l�ind�pendance � l�Alg�rie en 1962 apr�s avoir �chou� pendant huit ans � mater une r�bellion men�e par des adversaires qui tuaient de sang-froid, n�h�sitant pas � poser des bombes dans des bo�tes de nuit d�Alger fr�quent�es par des adolescents fran�ais.

Selon un de ses vieux amis et conseillers, Chirac a retenu de l�exp�rience alg�rienne la le�on suivante: une occupation, m�me anim�e des meilleures intentions, est vou�e � l��chec d�s lors que le sentiment populaire est hostile � l�occupant: �Il a appris qu�avec toute la bonne volont� du monde, quand on est l�occupant, quand on est per�u comme tel, la population veut que vous partiez.� Et selon la m�me source, Chirac �tait convaincu par-dessus tout que les Am�ricains finiraient par appara�tre aux yeux des Irakiens non comme des lib�rateurs, mais comme des occupants. Il pr�voyait une sorte de r�p�tition de la trag�die alg�rienne, un �cercle vicieux� o� des actions de plus en plus violentes contre l�occupant provoqueraient de sa part une riposte de plus en plus brutale, en un cycle qui attiserait fatalement le ressentiment de la population � l�encontre de l�occupant.

Selon les protagonistes fran�ais, c�est cette vision qui formait le n�ud du d�saccord entre Chirac et Bush lors de leur t�te-�-t�te de novembre dernier � Prague, o� les dirigeants am�ricains et europ�ens �taient r�unis pour discuter de l��largissement de l�Otan (malgr� des entretiens t�l�phoniques, ce fut leur dernier grand �change de vues pendant les six mois pr�c�dant la guerre).

Selon un haut dirigeant fran�ais qui a eu acc�s aux minutes manuscrites de cette conversation, Chirac avait �voqu� non les risques pos�s par la phase de combat de cette campagne militaire, que les Fran�ais pr�voyaient de courte dur�e, mais les p�rils de l�apr�s-guerre, notamment le danger de sous-estimer la vigueur du nationalisme arabe, et la violence qui pr�vaudrait dans un pays qui n�avait jamais connu la d�mocratie.

Toujours de m�me source, Bush aurait r�pliqu� qu�il s�attendait pour l�apr�s-guerre � une r�sistance arm�e d��l�ments li�s au r�gime baassiste de Saddam, mais jugeait hautement improbable que la population dans son ensemble en vienne � consid�rer les Am�ricains comme des occupants. Et Chirac aurait r�torqu� � Bush que l�histoire trancherait. La Maison-Blanche s�est refus�e derni�rement � tout commentaire sur cette rencontre.

Les Fran�ais ne sont donc pas des novices en mati�re d�occupation. Pas plus que lorsqu�il s�agit de contrer le terrorisme international. Ils avaient quitt� l�Alg�rie avec un sentiment d�humiliation, et quelque peu �chaud�s. Dans leurs premiers efforts pour faire face � la menace nouvelle du terrorisme islamiste, ils ont adopt� une politique de conciliation, une approche qui accordait aux groupes terroristes � vis�es internationales la permission tacite d�utiliser le territoire fran�ais comme base logistique, tant que ces groupes ne prendraient pas la France elle-m�me pour cible. Il n�est donc pas �tonnant que la France soit devenue un havre pour les terroristes internationaux. Mais apr�s quelques d�cennies Paris disposait d�un potentiel antiterroriste, ax� sur la pr�vention des attentats, d�une efficacit� sans �gale dans le monde occidental. Et les Mirage fran�ais larguaient des bombes sur l�Afghanistan.

Derri�re cette volte-face se cachent les le�ons qu�ont apprises les Fran�ais sur les moyens � employer pour lutter contre le terrorisme islamiste. C�est cette exp�rience, conjugu�e � celle de la guerre d�Alg�rie, qui a fa�onn� avec une grande nettet� le point de vue fran�ais sur l�apr�s-11 septembre, et qui aide � comprendre pourquoi les Fran�ais �taient tellement convaincus que l�Irak n��tait qu�un enjeu secondaire dans la lutte contre le terrorisme.

De fait, la France a d�cid� de d�politiser la lutte contre le terrorisme. �Les Fran�ais abordent le terrorisme comme nous abordons la question de la Banque centrale: une affaire trop s�rieuse pour �tre confi�e aux politiciens�, explique Jeremy Shapiro. Le dispositif fran�ais repose sur une �quipe de magistrats parisiens dont les pouvoirs d�investigation quasi illimit�s feraient p�lir d�envie John Ashcroft. Gr�ce � une comp�tence b�tie sur d�innombrables enqu�tes, ces magistrats sont parvenus � remonter aux racines des r�seaux du terrorisme islamiste international, et donc � obtenir des informations sur les attentats au stade m�me de leur pr�paration.

Les r�sultats sont impressionnants, et ont contribu� � prot�ger non seulement les Fran�ais mais aussi les Am�ricains. Dans ce contexte, la r�action fran�aise au 11 septembre repr�sentait l�ultime r�pudiation de la doctrine de l�immunit� territoriale. A l�id�e que la France �tait en quelque sorte � l�abri du terrorisme a succ�d� une solidarit� nouvelle, d�autant plus �tonnante que l�antiam�ricanisme �tait une constante de la politique fran�aise. �Nous sommes tous am�ricains�, proclamait la une du �Monde� le 13 septembre 2001. Et c�est sous la pr�sidence de Jean-David Levitte (devenu depuis ambassadeur de France � Washington) que le Conseil de S�curit� des Nations unies a, pour la premi�re fois de son histoire, d�clar� qu�un acte de terrorisme �quivalait � un acte de guerre. C�est en s�appuyant sur ce fondement l�gal que la France s�est associ�e aux �tats-Unis dans leur campagne pour renverser les talibans.
l Cette unit�, on le sait, a �t� de courte dur�e, s�effritant � mesure que la perspective d�une guerre en Irak devenait de plus en plus probable au fil de l�automne 2002. La France avait pour priorit� affich�e de se concentrer sur Al-Qaida et les r�seaux terroristes affili�s, et sur la poursuite d�un combat qu�elle consid�rait comme inachev� contre les talibans et autres combattants islamistes qui se regroupaient en Afghanistan et au Pakistan.

Au vu de ce qu�ils savaient d�Al-Qaida et des r�seaux terroristes apparent�s, les Fran�ais ne percevaient aucun lien entre le r�gime de Saddam et Ben Laden et consorts. En d�cembre 2002, les autorit�s fran�aises ont arr�t� une dizaine de Maghr�bins li�s � Al-Qaida, qui pr�paraient des attentats contre des cibles parisiennes. Elles soup�onnaient l�existence de liens entre Al-Qaida et les rebelles tch�tch�nes, mais pas entre Al-Qaida et Bagdad; � l��poque, des responsables fran�ais l�ont publiquement d�clar�.

Cependant, les Fran�ais n�excluaient pas le recours � la force contre l�Irak. En fait, l�hostilit� fran�aise � une attaque lanc�e par les �tats-Unis se fondait sur une question de l�gitimit�. De quelle autorit�, demandaient-ils, se pr�valoir pour justifier le recours � l�action militaire? Vieille pomme de discorde entre les deux pays, qui remonte au d�but de la guerre froide; mais l�Irak transformait ce diff�rend en v�ritable antagonisme.

Les Fran�ais rejettent l�id�e de l�exceptionnalisme am�ricain, ce spectre qui hante notre inconscient politique et qui resurgit r�guli�rement dans les discours de nos pr�sidents. L�exceptionnalisme am�ricain, c�est l�id�e que les �tats-Unis auraient un r�le unique � jouer dans la croisade pour la libert� dans le monde, et qu�ils seraient � m�me d�accomplir cette mission non seulement gr�ce � leur gigantesque puissance militaire, mais �galement par l�exemple irr�sistible qu�ils offriraient au monde d�une soci�t� d�mocratique et dynamique r�ussie.

R�capitulons. Les Fran�ais avaient vu juste sur l�Irak, pour trois raisons majeures. Premi�rement, du fait de leur exp�rience, ils disposaient du meilleur des prismes pour observer la confrontation irakienne: l�Alg�rie. Deuxi�mement gr�ce � leurs efforts couronn�s de succ�s dans la lutte antiterroriste, ils �taient en mesure d��valuer par eux-m�mes la menace repr�sent�e respectivement par Al-Qaida et les groupes similaires et par le r�gime de Saddam.

Enfin, les Fran�ais avaient de bonnes antennes: ils poss�daient une vision exacte de la position qu�adopterait l�opinion publique internationale, et plus particuli�rement musulmane, vis-�-vis de la pr�tendue l�gitimit� d�une intervention am�ricaine. Ils se sont montr�s des observateurs plus attentifs et plus lucides que les Am�ricains.

Et les Fran�ais ont �t� critiqu�s pour de mauvaises raisons. Bush et son camp se sont heurt�s � Jacques Chirac, � son obstination et � ses 70 ans. Personne, pas m�me ses amis, ne le consid�re comme un th�oricien ou un grand strat�ge. Et il a un penchant moins pour les concepts vagues que pour la condescendance. Sur la question irakienne, il a laiss� para�tre son sentiment de sup�riorit� sur Bush, de quatorze ans son cadet, un homme entr� � la Maison-Blanche sans aucune exp�rience pr�alable des affaires �trang�res (Chirac a davantage d�estime pour Bush senior, ce multilat�raliste qui a combattu pendant la Seconde Guerre mondiale et a dirig� la CIA avant d�acc�der � la pr�sidence). Sa mise en garde finale (�Soyez prudents!�) �tait pr�c�d�e d�une d�claration typiquement chiraquienne � autrement dit, condescendante: �Personnellement, j�ai une certaine exp�rience de la politique internationale.� P. S.
(Traduit de l�anglais par Serge Chauvin � National Journal Group Inc.)

Paul Starobin est ancien �ditorialiste au �Columbia Journalism Review�, ancien responsable du bureau de �Business Week� � Moscou, �crit pour le �National Journal� � Washington. Son article, dont nous publions de larges extraits, fait la une du �National Journal� du 7 novembre.

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