Les deux verrous de la Corse
VENDREDI, 4 juillet 2003
Par Pierre TAFANI


Pierre Tafani est politologue, auteur de �G�opolitique de la Corse� (1986), �les Client�les politiques en France� (2003), et coordinateur du num�ro de �Panoramiques� sp�cial Corse (2001). Nous avons souvent parl� de lui dans nos colonnes. Il a publi� cette tribune libre dans Lib�ration paru le mardi 1er juillet 2003

On oublie trop souvent qu'il s'agit l�, comme en Sardaigne ou en Sicile, d'un ph�nom�ne end�mique. Ce n'est pas la paix qui est la norme en Corse, mais, au contraire, le d�sordre.

Le probl�me corse para�t insoluble et on ne rassurera personne en affirmant qu'il s'agit d'une situation ancienne et structurelle. L'�le est en effet victime de deux verrous persistants, le client�lisme et la violence. Ce sont les principales manifestations des deux forces qui s'affrontent en Corse depuis au moins quarante ans, les traditionalistes et les modernistes, tandis que l'�tat est et reste marginal, un enjeu plus souvent qu'un acteur.

Le premier verrou est celui de l'organisation politique bien sp�cifique � laquelle adh�re la majorit� des insulaires. Cette organisation est structur�e par des �lus r�gionaux, et par 360 maires entour�s de leurs 4 000 adjoints pour 190 000 �lecteurs et 262 000 habitants. Ce ph�nom�ne a �t� d�crit sous le nom de �clanisme�. On d�signe ainsi un syst�me client�laire � base locale et familiale qui, dans chaque village, regroupe des parents et leurs associ�s contre une autre famille �largie qui poss�de les m�mes caract�ristiques. Ce client�lisme traditionnel est envahissant dans la mesure o� il d�borde du politique et domine aussi bien l'�conomie que les m�urs. Depuis quelques ann�es, sa base familiale a beau s'�tre �miett�e, il a r�ussi � maintenir son r�seau �ascendant� qui part de l'�lecteur derri�re son maire, et aboutit � travers l'entregent des conseillers g�n�raux, � un grand personnage, protecteur, pr�bendier et placeur, un d�put�, un s�nateur ou un ministre. Ce �syndicat� rabat vers le citoyen, conseils, exemptions, recommandations, aides, cadeaux et emplois, le prot�geant contre l'�conomie et la soci�t� moderne, et contre l'�tatisation et la francisation int�grales. De fait, on aboutit � une �tonnante et originale formule d'int�gration sans assimilation d�finitive.

Le second verrou est celui la violence. On oublie trop souvent qu'il s'agit l�, comme en Sardaigne ou en Sicile, d'un ph�nom�ne end�mique. Ce n'est pas la paix qui est la norme en Corse mais au contraire, le d�sordre. Les actions, inspir�es au d�part par des motifs politiques mais d�g�n�rant, en cas d'�chec, dans le banditisme de grand chemin, forment une longue procession. Rien que de la R�volution � nos jours, on peut recenser : la r�volte paoliste de 1794 � 1796 qui chassa momentan�ment le Fran�ais au profit de l'Anglais, l'insurrection �monarchiste�, dite �de la crocetta� en 1798, la �guerre bonapartiste� du Fium'orbo en 1816, les pouss�es end�miques de banditisme de 1840 � 1860, de 1880 � 1914, et de 1920 � 1934, l'insurrection de 1943 contre l'occupation allemande, enfin la �gu�rilla� nationaliste qui n'a pas cess� depuis 1976.

La violence, qui s'�tait estomp�e en relation avec le d�peuplement de l'�le (moins de 170 000 habitants en 1955), est revitalis�e, � partir des ann�es 1960, par un courant modernisateur qui s'en prend � l'�tat en tant que maillon faible de l'attelage qu'il forme alors avec le clanisme. Ces volontaires imaginent la Corse en paradis d�laiss� et multiplient les innovations dans le domaine de l'entreprise, du tourisme et de l'activit� artistique et culturelle, en diffusant de nouveaux mod�les, sous couvert d'une r�f�rence croissante au pass� ind�pendant de l'�le, formule autant l�gitimante que nostalgique. Les cons�quences b�n�fiques sont aujourd'hui bien visibles dans l'artisanat d'art, l'�ducation, la viticulture, l'immobilier touristique de qualit�. Des r�gions ont �t� revitalis�es comme le Sud, la Balagne et Ajaccio.

Les blocages rencontr�s par les modernistes les ont conduits � se diviser, les uns ont cherch� � conqu�rir les partis �fran�ais� ou � former des organisations �corsistes�, les autres ont fait le choix de la rupture et du nationalisme. On peut estimer que ces modernistes regroupent d�sormais 40 % des �lecteurs insulaires environ, dont une grosse moiti� est nationaliste. Cette force ne se mat�rialise vraiment que dans des �lections r�gionales, car dans les autres scrutins, le mode majoritaire, parfois encore d�form� par la fraude �lectorale et l'achat de votes, interdit aux nationalistes d'avoir des �lus.

Le FLNC (Front de lib�ration nationale de la Corse) est n� de cette radicalisation. Il a pratiqu� d'embl�e la clandestinit� et �l'imp�t r�volutionnaire� pour se financer. Mais, cons�quence de la primaut� grandissante des �mauvais gar�ons� sur les politiques, le mod�le �claniste� a fini par gagner ses rangs et par imposer sa logique de scissiparit� qui a entra�n� une guerre sans cesse renouvel�e entre bandes rivales qui a fait plus d'une centaine de morts entre 1989 et 2002. La violence s'est ainsi retourn�e contre ses promoteurs et apprentis sorciers. Le chemin du d�veloppement politique et �conomique est d�sormais barr�, moins par les client�les qui ont �volu� de leur c�t� en acceptant une forme d'�conomie compatible avec le conservatisme de leurs membres, que par la clandestinit� qui a cr�� une v�ritable �conomie noire dont les pr�dations font fuir les investisseurs. Aujourd'hui, des voix de plus en plus nombreuses parmi les nationalistes veulent rompre avec les acteurs de ces pratiques d�lictueuses.

L'�tat est un enjeu disput� entre forces client�laires et nationalistes, � l'occasion une cible quand on bat ses enseignants, intimide ses administrateurs et tue ses pr�fets, mais c'est d'abord un portefeuille. Les insulaires sont largement d�pendants des subsides ext�rieurs. L'�tat d�pense annuellement dans l'�le plus de 2 milliards d'euros, il contribue pour 60 % aux d�penses des m�nages et investit deux fois plus � population �gale que sur le continent. Les principaux revenus proviennent des retraites et des salaires (40 000 fonctionnaires et assimil�s) de la fonction publique.

Depuis 1975, les gouvernements successifs alternent n�gociation et r�pression autour d'un triptyque : acheter des tr�ves, cantonner le d�sordre corse en Corse et adapter les institutions insulaires � l'�volution des rapports de force sur le terrain. En effet, les op�rations de remise en ordre suivent invariablement les p�riodes de n�gociation qui aboutissent � une modification statutaire et � de nouveaux d�versements de cr�dits : le d�partement unique a �t� divis� en deux en 1975, puis il a �t� transform� en r�gion � statut sp�cial en 1982, en collectivit� territoriale en 1989, enfin en zone franche en 1996. L'�le b�n�ficie �galement de mesures sp�ciales, fiscales et institutionnelles, depuis 2001. Chacune de ces r�formes a �t� vendue comme la solution miracle et d�finitive, propos repris par le Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, pour vanter son projet de disparition des deux d�partements par r�f�rendum en juillet 2003. L'objectif de cette r�forme est de centraliser la d�cision entre les mains de l'assembl�e territoriale, donc de majorer l'influence des nationalistes dans la distribution des pouvoirs et des pr�bendes, dans l'espoir de faire d�cliner par ce biais l'�conomie de la pr�dation et de permettre ainsi le d�marrage de l'�conomie moderne. Selon la coutume �tablie, le Premier ministre a accompagn� sa propagande de nouveaux cadeaux � prolongement jusqu'en 2006 du dispositif de la zone franche, doublement du cr�dit d'imp�t pour les entreprises, annulation d'une partie de la dette fiscale agricole...

L'�tat n'en repartira pas moins dans un cycle r�pressif � br�ve �ch�ance, car comme d'habitude une nouvelle g�n�ration de clandestins, scissionnant du FLNC (220 attentats en 2002 contre 102 en 1998, ann�e d'exercice du pr�fet Bonnet, on d�passera certainement les 300 � la fin 2003), s'est lev�e, � la suite de la liquidation en 2001-2002 de l'organisation rivale � Armata Corsa �, motiv�e soit par de nouvelles concessions et cr�dits gouvernementaux, soit par les gains du racket, soit par la n�cessit� d'apprendre le maniement des armes pour filer ensuite vers d'autres horizons, soit par la logique de la surench�re ou soit par la r�putation h�ro�que du clandestin.

Autant dire que le sage s'est depuis longtemps r�sign� � l'aspect r�p�titif du probl�me corse, et � s'�merveiller de la pers�v�rance du politicien qui s'active sur le terrain....

�2003 L'investigateur - tous droits r�serv�s